Le stress et le harcèlement moral au travail sont deux fléaux que l’organisation moderne du travail favorise tant et si bien que le législateur s’en est emparé sans toutefois arriver à en endiguer l’épidémie. L’article suivant ouvre une série d’articles sur le sujet et tend à décrire de la façon la plus fidèle qui soit ce que le thérapeute peut rencontrer en la matière. C’est aussi l’occasion de présenter ce qui peut être mis en oeuvre avec pragmatisme pour y répondre.
Odile arrive dans mon cabinet avec un mot de son médecin traitant. Elle « souffre d’un état dépressif réactionnel à de mauvaises conditions de travail ».
Odile a un peu plus de quarante ans et vit seule. Elle se plaint de ce que le travail occupe toute la place dans sa vie. Quand elle se retourne sur les cinq dernières années, elle a l’impression d’un grand vide, comme si chaque jour avait été l’égal du précédent et que rien n’avait changé en cinq ans. Elle a l’impression de subir une forte pression sociale qui lui reproche son immobilisme.
La pression au travail est devenue trop difficile à supporter et elle a commencé à boire quand elle rentre le soir chez elle. Elle s’inquiète de voir les bouteilles s’aligner le long de la poubelle et de la semaine. Elle ne sait plus comment faire. La peur de s’ennuyer à la maison où rien ne l’attend et où elle n’a rien à faire l’effraie. Rester au bureau au milieu « d’improductifs incapables » l’insupporte et pourtant elle fait largement plus que ses heures.
Il y a dix jours encore elle était en vacances et elle commence une semaine d’arrêt de travail. C’est la honte. Cela fait trois arrêts de travail en moins d’un an. Il est vrai, le premier était dû à une blessure à la jambe, mais elle pense plutôt qu’il s’agissait là d’un avertissement que son corps lui envoyait. Le second était pour se remettre d’une forme infection qui l’avait largement épuisée. Le dernier et présent arrêt de travail est pour sa part très clairement destiné à la protéger de son contexte professionnel.
Odile se rend compte qu’elle en est rendue à exploser de façon agressive régulièrement. Elle ne se reconnaît pas dans ces comportements. Elle se dit choquée par ce qu’elle fait, que ce soit au travail quand elle se met en colère violemment, ou dans sa vie personnelle où elle a l’impression de créer avec brutalité un vide autour d’elle. Elle s’effondre en pleurs et déclare ne plus s’y retrouver.
L’organisation à laquelle elle appartient a sectorisé son recouvrement. Pour sa part elle a la responsabilité d’un portefeuille constitué de nombreux clients de faible volume individuel. Elle anime depuis cinq ans une équipe de trois personnes sur ce sujet. D’autres de ses collègues ont peu de clients mais à fort chiffre d’affaires individuel. Avec peu de clients à traiter, ils arrivent à disposer des moyens pour réaliser les encaissements dont ils sont chargés. Par ailleurs, avec des clients à forte facturation, ils obtiennent l’appui des ténors de l’organisation pour négocier les rentrées d’argent en cas de problème.
Point de tout cela pour Odile : ses clients ne représentent individuellement qu’un faible enjeu aux yeux de la direction générale et elle doit tout faire seule, à la force du poignet avec son équipe. Elle a l’impression d’être laissée pour compte. Elle répète souvent qu’elle doit se battre « avec sa pine et son couteau », elle qui n’a ni l’un ni l’autre. Elle se sent délaissée. En outre, le nouveau système de gestion est en cours de mise en service et ne donne pas satisfaction.
Pour la mise en place de ce nouveau système, une équipe projet a été désignée avec un chef de projet à sa tête. A l’heure qu’il est, quelqu’un tient lieu de chef de projet. Il n’a pas été désigné officiellement mais occupe cet espace avec la complicité des instances chargées de piloter l’implantation de ce nouvel outil de gestion. Des réunions ont lieu pour faire avancer le projet. La description des spécifications est loin derrière. L’instant est au « recettage » : il revient aux utilisateurs de valider que les modules mis en production correspondent à ce pour quoi ils ont été destinés.
C’est une période ingrate. Ceux qui exploitent l’outil s’aperçoivent des erreurs, les notent et demandent qu’elles soient corrigées. Ceux qui ont paramétré l’outil essaient de comprendre ce qui est demandé par l’utilisateur alors qu’ils pensaient avoir strictement suivi les spécifications. Ceux qui ont décrit les fonctionnalités essaient de comprendre pourquoi ce qu’ils pensaient utilisable est « en panne ».
Odile et son équipe sont pleinement concernées et sont mises à contribution pour le recettage de ce nouveau système de gestion.
De fait, Odile ne sait pas dire non et tout se passe comme si l’organisation se déchargeait sur elle des problèmes du nouveau système de gestion. Les moyens à sa disposition ne lui permettent pas de répondre aux exigences du moment. Elle s’en sent coupable. Elle a honte de ne pouvoir faire face. Les demandes sont souvent floues, contradictoires voire irréalistes. Elle essaie malgré tout de leur apporter une solution. Ses solutions sont critiquées. Souvent elle ne peut apporter de solutions. Elle culpabilise. Elle essaie malgré tout. Les demandes pleuvent sur ses épaules. Son équipe se désolidarise de cet afflux de travail supplémentaire. Elle n’en peut plus. Elle se rebelle face aux demandes incohérentes qui lui sont faites en réunion. Elle finit toujours par abdiquer et repart chargée de travaux supplémentaires malgré ses colères et récriminations. Elle s’énerve et n’en peut plus. Elle craque face à ces « improductifs » qui lui refilent le mistigri. Et pour couronner le tout elle apprend qu’elle est tenue pour responsable du blocage qui empêche la livraison à temps du nouveau système de gestion. Pourtant, elle sait que c’est faux, puisqu’elle se retrouve à faire le travail des autres. Elle enrage. Elle craque.
Elle a envisagé plusieurs fois ces derniers temps de démissionner. Elle a fait une démarche pour obtenir un congé sabbatique.
C’est dans ce contexte qu’elle vient me voir. Par où commencer ?
Son médecin tire le signal d’alarme, il y a urgence. Elle est en souffrance au travail et a l’impression qu’on lui veut du mal. Elle se dit même harcelée par celui-qui-fait-fonction-de-chef-de-projet.
Pour ma part, je ne suis pas sur place à voir ce qu’elle vit, et quand bien même je le verrais, je serais bien incapable de savoir comment elle le vit de l’intérieur. Je l’invite donc d’une part à annoncer qu’elle va mal et que si ça recommence comme avant son arrêt maladie, elle devra de nouveau s’arrêter, et d’autre part à déposer sa souffrance auprès du médecin du travail ; deux choses qu’elle n’a jamais osé faire jusqu’à présent. Bien sûr, puisqu’il y a suspicion de harcèlement, je lui demande de prendre contact avec un avocat.
Cette première intervention a pour objectif de lui donner de l’espace : plus elle baigne dans son contexte professionnel directement, plus elle prend du travail supplémentaire et finit par s’emporter en réunion. Logiquement, si elle arrive à desserrer la contrainte, elle devrait moins être tentée de dire oui et moins s’emporter. Si j’obtiens cela, alors elle vivra moins de situations subies et son sentiment de culpabilité sera moins alimenté. La demande pour l’avocat a un double objectif : s’il s’agit bien de harcèlement, il y a lieu d’ouvrir un dossier juridique, sinon et de toutes façons, elle comprend que cette orientation existe et se sent plus forte à cette idée, donc plus à même de faire face. Potentiellement la société la soutient, elle a donc des alliés, elle n’est plus seule. De ce fait, elle sort de son isolement.
Ensuite, je comprends que cette femme cherche toujours à trouver une solution même quand cela ne relève pas de son domaine de responsabilité. Elle a été imbibée de « sois positive » au point de ne plus voir les dangers quand ils se présentent et de retomber dans les pièges comme si elle n’apprenait plus des situations qu’elle traverse. Je l’invite donc à se poser, juste à titre d’exercice, la question étonnante pour elle « comment pourriez vous faire pour être encore plus mal tout à l’heure ? ». Je lui rappelle le vieux principe selon lequel pour bien détordre quelque chose, il faut commencer par savoir le tordre et le retordre dans tous les sens pour bien en sentir la dynamique, et enfin, après avoir compris cette dynamique, le détordre. La question « comment aggraver ? » correspond à ce premier temps consacré à tordre avant de détordre. Il sera temps ultérieurement de voir comment détordre.
L’effet de ces interventions est celui attendu : la pression au travail se relâche. À regarder ce qu’elle pourrait faire pour aggraver la situation, elle en vient à entrer dans la dynamique contraire, c’est à dire à faire enfin ce qu’il faut pour se sentir mieux, ce qu’elle n’avait pas réussi à obtenir jusqu’à présent.
Toutefois, la situation n’est pas des plus simples. Si manifestement l’intervention auprès de la médecine du travail et l’annonce claire de ce que le contexte de gestion du projet a une incidence néfaste sur sa santé, ont permis un relâchement des demandes, l’équipe projet y trouve ombrage car elle perd sa « bonne à tout faire ». Les personnes prêtes à s’investir avec compétence dans la livraison du projet sont introuvables. Il est alors signalé auprès de la direction générale qu’il faut qu’Odile re-rentre dans la boucle comme avant. Le projet passe avant tout. Odile est convoquée pour s’entendre dire qu’il lui faut s’investir comme jamais pour le bien de l’organisation. Heureusement, Odile a compris l’un des pièges qui lui sont tendus : cette fois-ci elle vient à l’entretien avec des exemples concrets montrant que les dysfonctionnements ne sont pas de son fait et que la demande qui lui est faite dépasse son périmètre de gestion. Elle en profite pour faire valider ses priorités. Elle repart en ayant l’impression d’avoir vécu un dialogue de sourd mais satisfaite : la préparation de l’entretien lui a montré ses points forts dans la situation, et elle a compris qu’au plus haut niveau, la notion de priorité semblait confuse.
La suite de l’accompagnement gardera cette ligne de conduite : mettre Odile en situation de regarder ce qui se passe concrètement, factuellement et logiquement.
Toutefois, elle est toujours blessée par son agressivité. Elle se révèle être très en colère contre elle-même, qui se trouve dans cette situation, et contre certains collègues et responsables qui lui paraissent être des « improductifs beaux parleurs » et des « faux-culs ». Elle bout.
La colère est là, intérieure et permanente. La colère véhicule un message de destruction. C’est là son rôle : « pousse-toi, fais ce que je veux, sinon je vais te faire du mal ». Pour ceux qu’elle côtoie, il n’y a pas d’ambigüité : au plus profond d’eux, l’émotion est entendue dans son sens premier. C’est d’ailleurs le rôle originel de l’émotion : communiquer entre êtres vivants. Autour d’Odile, la réaction, toute policée soit-elle, est tout naturellement de se protéger. Ils font donc tout pour invalider, bloquer, disqualifier les actions d’Odile. Le rationnel ne joue plus : le naturel d’origine est en oeuvre. Odile se sent en échec. Sa colère augmente. Autour d’elle on se sent menacé. On se protège. Impossible d’en sortir. Le discours positif et constructif rationnel ne passe plus. Odile ne comprends pas. On lui en veut.
Je demande alors à Odile de purger sa colère. Comme souvent en thérapie brève, la demande passe par la mise en place d’un rituel au cadre précis. Il s’agit de réorienter la perception qui mobilise l’émotion sous une forme invalidante, vers une forme plus adaptée. Pour ce qui est de la colère, il y a lieu de trouver une voie d’expression libératrice et non destructrice. En l’espèce, je lui demande de rédiger des lettres de colère que bien sûr elle ne remettra pas à son destinataire, mais qu’elle détruira avec la plus grande emphase ou rage possible.
L’accomplissement de ces tâches – annoncer sa situation au lieu de cacher, exprimer sa colère au lieu d’essayer de la contenir, observer ce qui peut aggraver au lieu de chercher toujours à trouver une solution – dans le cadre précis qui est adapté au contexte d’Odile fait son oeuvre. A compter de la quatrième séance, c’est à dire un mois et demi après le début de l’accompagnement, Odile a repris l’initiative sur sa vie mais cela reste fragile.
Odile doit en effet composer avec deux pièges que la vie lui tend : l’amour du travail bien fait, et l’ascension sociale. Dans le premier cas, elle risque de vouloir de nouveau tout faire parfaitement quand bien même ce n’est pas dans son périmètre de responsabilité, car il faut bien trouver une solution d’autant que personne ne semble s’en inquiéter. Dans l’autre cas, réussir dans son poste, c’est accéder potentiellement à de nouvelles responsabilités et dépasser le niveau qui lui semble acceptable par ses parents.
En effet, l’investigation montre que derrière la pression sociale qui lui pèse, se cachent un certain nombre d’injonctions parentales avec lesquelles elle n’arrive plus à composer. Le « réussis ma fille ! » qu’elle a entendu de ses parents était accompagné d’une attention toute particulière pour son frère et d’une forme de nonchalance vis à vis d’elle-même et de sa soeur. En bref, « marie-toi et aie des enfants, c’est tout ce qu’on attend de toi », semblait être la vraie attente de ses parents à son égard. Odile réalise aujourd’hui qu’elle a réussi professionnellement et se trouve en porte à faux avec le message parental ; elle se sent fautive, elle n’a pas obéi ... et ça la ronge.
Concrètement tout se passe ainsi. D’un côté, Odile cherche à toujours bien faire son travail, quelque soit l’instant et la nature de ce travail et veut que ce soit irréprochable. D’un autre côté elle essaie de se raisonner pour justifier qu’elle a eu raison de faire le choix de vie qui est le sien et tente de passer outre les messages parentaux profondément imprimés en elle en cherchant à ne pas penser à son enfance.
En observant dans le détail de ce qui se passe quand elle va mal, deux mouvements de fond émergent : chercher à faire du bon travail et chercher à occulter la demande parentale. Il est impossible d’essayer de les arrêter ou de les altérer frontalement ; il faut composer avec. Cependant, les laisser tels quel revient à préparer la rechute.
Deux mouvements vont donc lui être demandés. Le premier consiste à donner un cadre à son perfectionnisme. J’ai donc demandé à Odile de ne rien changer à ce quelle fait mais de consacrer une heure de temps d’horloge par jour, et une heure seulement, à une frénésie de travail parfait, la plus intense possible, avec le plus haut niveau de qualité possible, et les meilleurs résultats qui soient. Le second est de penser chaque jour, à un moment qui lui semble bon, à des souvenirs qu’elle a avec ses parents pour les ériger en tableaux encadrés et garnir ainsi une galerie mentale qu’elle a la faculté, d’ouvrir, de visiter et de refermer.
Le premier mouvement altère la dynamique perfectionniste sur trois aspects tout en la respectant : il la limite dans le temps, il la rend volontaire et il l’amplifie. Le résultat attendu est au rendez-vous : Odile s’est avérée incapable de tenir cette heure régulièrement et déclare avoir rapidement pris ses distances par rapport à cette nécessité vitale de faire tout parfaitement jusqu’à prendre en charge le travail des autres. Elle ramène incidemment une anecdote de saine délégation de sa part. Il me faudra la souligner pour qu’elle en prenne conscience. C’est aussi à ce moment qu’elle déclare avec fierté avoir repris le chemin de la piscine et s’être organisée pour terminer une toile peinte qu’elle avait abandonnée il y a bien longtemps.
Le second mouvement altère l’effet des injonctions parentales avec lesquelles elle se trouve en porte à faux. En constituant sa galerie de souvenirs, les bons d’un côté, les mauvais de l’autre, au lieu de fuir la relation avec ses parents, elle est conduite à s’y plonger. De la même façon que précédemment, la façon de se plonger dans la relation avec ses parents est limitée dans le temps, volontaire, et revêt une intensité particulière. Le résultat est là aussi au rendez-vous : Odile s’apaise, relativise ce qu’elle a vécu avec des yeux d’enfant et le remet à sa place dans le passé. Les injonctions pernicieuses cessent de la ronger pour reprendre une place et un sens dans sa vie.
C’est alors qu’à son grand étonnement, apaisée et ayant repris le contrôle sur sa vie malgré un contexte inchangé, Odile se voit proposer une mutation vers un secteur qui l’attire depuis longtemps. Il s’agit d’un poste d’expert, sans responsabilité d’équipe, dans lequel elle se projète à la fois avec satisfaction et avec réalisme : ce sera l’occasion pour elle de se reconstruire et d’établir un nouveau réseau relationnel. Ce sera aussi l’opportunité de soigner sa vie personnelle.
La suite a consisté à l’accompagner dans la réalisation de ses ambitions, le temps qu’elle s’habitue à vivre avec ses nouveaux repères.
Après 16 années passées dans des postes à responsabilité en entreprise,
Paul-Henri Pion s’est investi dans les métiers de la relation et de l’accompagnement de la personne. Il exerce aujourd’hui comme psychothérapeute. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institute de Palo Alto (Californie) et de son Centre de thérapie brève.
Paul-Henri Pion est psychopraticien à Courbevoie. « C’est en lâchant prise que vient la maîtrise ». Paul-Henri s’intéresse aux conditions de la performance et du bien-être humains. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institut dont il a suivi les enseignements. Économiste de formation, certifié en PNL et hypnose éricksonnienne, diplômé en psychologie, il met son expérience au service de votre bien-être.
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