Dans une très belle conférence intitulée « la dimension d’aimer », le psychanalyste jungien Elie G. Humbert, s’exprimait ainsi [1] : « ...il y a un type d’expérience qui est dans la relation à l’autre. Vous voyez, quand on se situe dans cet ici et maintenant, si vous laissez aller votre émotion, si vous laissez aller votre sentiment, si vous laissez aller vos affects, qu’est-ce que vous trouvez ? Si vous suivez la ligne de votre douleur, vous avez l’impression que cette douleur vous vient parce que vous n’avez pas réussi ceci ou cela, parce que vous n’avez pas été compris ou comprise par telle ou telle personne, parce que vous n’avez pas trouvé la bonne réponse, parce que vous n’avez pas trouvé l’être aimé.
Mais au delà, quand on suit jusqu’au bout la ligne de sa douleur, on est très surpris de se retrouver bébé, bébé qu’on a laissé tout seul dans une pièce un soir, bébé qui a été comme laissé de côté. Et c’est tellement étonnant, justement en partant de cet ici et maintenant qui se fait mal, en suivant nos souffrances et en ne se laissant pas arrêter par les paravents auxquels elles s’accrochent, de découvrir que notre douleur va à cet état d’abandon... C’est une des voies par lesquelles on se retrouve : regardez où vous souffrez, regardez cette blessure, sentez-là, et vous serez ici. Ça n’ira plus courir vers quelqu’un d’autre. »
D’une façon ou d’une autre, dans la droite ligne de ce qui précède, les psychothérapies et les psychanalyses se déroulent vers la souffrance passée qui coince aujourd’hui dans notre ici et maintenant avec soi, l’autre et le monde. Elles sont conduites pour nous amener à rencontrer l’affect d’origine, pour nous faire traverser l’émotion qui s’est enfouie au fond de nous ou pour recréer la configuration relationnelle qui raisonne encore sourdement en nous. Ce sont les voies qu’elles nous font explorer et par lesquelles nous nous retrouvons Chaque psychothérapeutes, en fonction de son champ de pratique, a appris à créer un cadre, une mise en scène relationnelle, qui permet à celui qui consulte de faire le chemin vers cet événement passé et dont la rencontre devrait libérer le présent d’une souffrance qui dérange.
C’est à dire que la psychothérapie s’assimilerait à aller voir, toucher, sentir, goûter, entendre ce que nous avons enfoui au plus profond de nous, ce qui nous a fait mal ou peur, ce qui a été tellement insupportable que nous ne voulons surtout pas le voir et pour lequel nous développons des trésors d’ingéniosité à l’oublier, l’effacer, le chasser tant et si bien qu’il finit par fermenter au plus profond de nous. Quelque part, rencontrer l’affect originel, traverser l’émotion enfouie ou revivre la configuration qui raisonne, revient à aller ouvrir ces bas-fonds qui fermentent et à en libérer les vapeurs qui polluent le présent pour mettre fin à cette fermentation. Perspective peu ragoûtante qui explique notre résistance à y aller. La libre association psychanalytique peut être considérée comme un piège destiné à faire rencontrer malgré soi et l’air de rien ces « choses » que l’on ne veut surtout pas voir. De même, les manœuvres rhétoriques et les tâches [2] du thérapeute stratégique cherchent à transformer la résistance en levier de guérison. Car la résistance protège la blessure comme si elle ne voulait pas qu’elle puisse cicatriser.
Boris Cyrulnik rappelle dans son livre « Je me souviens » qu’il faut faire quelque chose de sa blessure, de façon à en maîtriser la représentation, car, si la trace enfouie dans la mémoire revient sans qu’on la maîtrise, alors elle déclenchera des angoisses. D’une part Elie Humbert nous invite à aller à la rencontre du « bébé abandonné » que nous portons en nous. D’autre part, Boris Cyrulnik nous prévient qu’il faut maîtriser la trace enfouie dans la mémoire. La psychanalyse de son côté nous enseigne que la libre association est une voie vers la mémoire. Les thérapies cognitivistes rappellent pour leur part que la mémoire est aussi un processus neuro-biologique qui peut être influencé par des paramètres sur lesquels le thérapeute peut peser pour raccourcir le chemin à parcourir.
« Se retrouver » peut alors s’organiser en allant à la rencontre de sa mémoire, en remontant son chemin de souffrance, en laissant libre cours à sa spontanéité, en maîtrisant le cadre et en libérant le contenu sans en être envahi ni pollué. Une mise en scène auto-administrable (à utiliser seul) ou hétéro-administrable (guidée par un psychothérapeute) peut suivre les fils suivants :
aller à la rencontre du bébé abandonné devient remonter le chemin de sa vie familiale et plus spécifiquement la trace de maman et papa en soi ou de ceux qui en ont tenu lieu
respecter la libre association devient laisser remonter les souvenirs bons ou mauvais, quels qu’ils soient et sans censure
maîtriser le cadre devient se remémorer, à un moment choisi par soi-même, en reconstruisant le plus précisément possible la forme sensorielle de la scène rencontrée.
Le devoir de mémoire auquel nous invitent les psychothérapies et les psychanalyses pourrait alors s’ouvrir sur une invitation comme : « à un moment que vous avez choisi, vous vous rappellerez vos souvenirs avec papa et maman, qu’ils soient seuls ou ensemble, avec ou sans vous. Vous vous rappellerez de toutes ces scènes que vous portez en vous, en les laissant remonter librement sans aucune censure, et quand une scène vous revient, vous la restaurez comme un archéologue le ferait d’une pièce qu’il vient d’exhumer du passé. Vous en nettoyez la poussière, vous en rehaussez les contrastes du mieux que vous pouvez, vous vous appropriez cet objet revenu de l’histoire en le regardant en détail, en l’observant sous tous ses angles. Bien sûr, il vient du passé, et comme tout objet retiré d’un gisement ancien, pourra être complet comme ne pas l’être, il lui manquera peut-être des morceaux, des couleurs seront estompées, de la crasse se sera incrustée ou encore il sera beau comme au premier jour, et comme l’archéologue, vous le mettez en valeur en le restaurant du mieux que vous pouvez avec le soucis de précision et de fidélité à l’original qui guide l’archéologue. Chaque jour vous allez à la rencontre de ces objets, chaque jour vous les dépoussiérez un peu, chaque jour vous les restaurez un peu et quand vous avez restauré un souvenir de maman ou de papa, seuls ou ensemble, qu’il soit historique et que vous puissiez le partager avec d’autres personnes ou qu’il soit seulement un souvenir que vous vous êtes construit de votre mère ou de votre père à partir de ce qu’on vous a dit ou de ce que vous avez vécu, alors, vous le mettez dans une galerie mentale, une galerie que vous êtes le seul à connaître et dans laquelle vous mettez d’un côté les mauvais souvenirs et de l’autre côté les bons souvenirs, d’un côté les souvenirs plutôt agréables et d’un autre côté les souvenirs plutôt moins agréables. Et chaque jour, vous prenez un instant pour rouvrir cette galerie, la visiter comme un conservateur de musée le ferait, en regardant chaque détail, en vous assurant qu’aucun de ces souvenirs n’a été remplacé par une copie, puis vous plongez dans votre gisement et remontez ce qui revient à cet instant pour enrichir votre galerie et quand vous en avez fini pour ce jour, c’est terminé, vous sortez de votre galerie, la refermez et passez au reste de votre journée. Et vous poursuivez ainsi de jours en jours. Si entre deux fois où vous le faites un souvenir relatif à papa ou maman s’invite alors vous l’identifiez et vous lui donnez rendez-vous pour la prochaine fois où vous ouvrirez votre galerie ».
Qu’advient-il après quelques semaines de pratique ? Les personnes qui font cet effort de mémoire déclarent généralement avoir remonté plus de mauvais souvenirs que de bons souvenirs et souvent même que des mauvais souvenirs. À quoi il est possible de leur déclarer que cela est entièrement normal car les trésors sont toujours profondément enfouis. Ensuite, elles constatent que reconstruire en détail ses souvenirs désagréables n’a curieusement pas déclenché la douleur, la tristesse, la sensation d’abandon ou la peur qui y avaient été associées à l’origine. Tout au plus une forme atténuée de la sensation d’origine a accompagné les premiers rappels pour s’estomper rapidement ensuite. Elles peuvent même y repenser librement maintenant sans sombrer dans la sensation d’origine. De plus entre deux rappels volontaires, ces souvenirs ne s’invitent pas dans leurs pensées et les laissent même plutôt apaisées. Enfin, les personnes qui remontent aussi des souvenirs positifs, constatent que leurs journées sont teintées du souvenir de ces bons moments et libres des moments moins agréables. De nombreuses personnes déclarent se sentir plus confiantes comme si elles s’étaient construites par le passé sur un édifice plein de trous dont elles comblent les trous au fil de cet exercice de re-mémorisation.
Se livrer à la reconstruction factuelle et concrète des souvenirs qui nous habitent permet de se réconcilier avec soi, les autres et le monde sans avoir à chercher une quelconque explication. À aucun moment il ne s’est agit d’interpréter ce que la mémoire remonte. Il s’agit uniquement de guider son mental à ré-encoder avec la plus grande précision qui soit les souvenirs librement revenus dans le cadre décrit. Le psychothérapeute pourra par ailleurs constater alors que cette expérience est suivie d’un enrichissement de l’idéation et de la symbolisation. Bien évidemment, les personnes ayant expérimenté cela sur le thème papa et maman, l’élargissent souvent aux expériences vécues à l’école, avec les copains et les amis, puis en font une hygiène de vie, un devoir de mémoire au quotidien. N’est-ce pas d’ailleurs à cela que nous invitent les philosophies et spiritualités depuis des millénaires : rencontrer sans complaisance et avec la plus grande bienveillance qui soit ce que nous portons en nous ?
Je vous souhaite un excellent devoir de mémoire, avec confiance, et riche d’un étonnement plein de fraîcheur…
Économiste de formation, formé à la lecture et à l’anticipation des évolutions de la conjoncture, Paul-Henri Pion a passé 16 années dans des postes à responsabilité en entreprise. Depuis 2000, il se consacre à la lecture et à l’anticipation des interactions humaines. Il exerce aujourd’hui comme psychothérapeute. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institute de Palo Alto (Californie) et de son Centre de thérapie brève.
Réagir à cet article dans nos forums
Paul-Henri Pion est aussi l’auteur de "50 exercices pour lâcher prise". D’un accès facile et ludique, cet ouvrage destiné au grand public recèle l’essence des orientations stratégiques et systémiques. Les thérapeutes en formation y trouveront des « tâches » à partir desquelles ils pourront se familiariser avec le modèle d’intervention. Les consultants y trouveront des clés pour gérer leur communication. Les formateurs auront là des exemples d’application faciles d’accès pour illustrer leur propos. |
[1] La dimension d’aimer, Arles, mai 1983, texte édité dans Les cahiers jungiens de psychanalyse portant le même titre.
[2] En thérapie stratégique, le thérapeute est souvent conduit à « prescrire » des tâches à effectuer entre les séances. Souvent ces tâches poursuivent un but différent de celui auquel le thérapisant pense, de telle façon que l’objectif poursuivi ne puisse être dévoyé par la dynamique de résistance du thérapisant.
Paul-Henri Pion est psychopraticien à Courbevoie. « C’est en lâchant prise que vient la maîtrise ». Paul-Henri s’intéresse aux conditions de la performance et du bien-être humains. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institut dont il a suivi les enseignements. Économiste de formation, certifié en PNL et hypnose éricksonnienne, diplômé en psychologie, il met son expérience au service de votre bien-être.
Tél. 06 03 10 66 90 - 01 43 34 12 39
Courriel : phpion.tb@free.fr
France - Courbevoie
Site : http://pion.tb.free.fr/