Le stress et le harcèlement moral sont deux fléaux que l’organisation moderne du travail favorise. L’article suivant appartient à une série d’articles sur le sujet et tend à décrire de la façon la plus fidèle qui soit ce que le thérapeute peut rencontrer en la matière. C’est aussi l’occasion de présenter ce qui peut être mis en oeuvre avec pragmatisme pour y répondre.
La tête baissée, le visage fermé et les rides crispées il s’installe timidement dans le fauteuil qui lui tend les bras. Le regard est fuyant et la diction heurtée. Puis, tout d’un coup c’est un flot de paroles et de plaintes.
Je comprends qu’à soixante et un ans cet homme est en train de négocier son départ à la retraite. Je comprends aussi qu’il va mal depuis longtemps. Il se décrit comme tombé dans la dépression il y a vingt trois ans pour ne plus en ressortir. A l’appui de cela, il prend, chaque jour depuis lors, un d’anti-dépresseur et n’arrive pas à s’en libérer.
Rien ne va. Ni la vie au travail, ni la vie à la maison, ni la vie avec lui-même. Il se sent brimé au travail. Il se sent maladroit à la maison. Il se sent incapable de se gérer. Il n’en peut plus et fulmine d’une rage émoussée par le dépit ou l’épuisement.
Il semble venir avec l’attente de s’épancher sur les misères de sa vie et avec l’espoir de partir en retraite en pleine santé. Il a usé un certain nombre de psychothérapeutes, aucun n’ayant abouti selon lui. Toutefois, tout se passe comme si parler et se plaindre était sa priorité, même si la proximité de son départ lui fait mal et le pousse à agir.
J’hésite à le cadrer, puis je me décide à lui demander de remplir l’échelle HAD [1] . Le score est élevé, surtout pour l’anxiété. Je la lui referai passer. Le score recensé en dixième séance s’avèrera divisé par deux, notant ainsi l’évolution positive de sa perception de la situation.
Répondre aux questions de la HAD le conduit naturellement à prendre du recul par rapport à son mal-être et ouvre sur un échange plus constructif. En particulier, quelque chose me dit que l’une des tentatives de solutions qu’il a déployées consiste à contrôler sa douleur et sa peur pour ensuite aller tout déverser régulièrement chez un psychothérapeute.
Je lui signifie donc mon inquiétude toute légitime d’être mis en échec et accroché à son tableau de chasse de psychothérapeutes. Ce faisant, je lui confère l’initiative et il perd un peu de son impuissance : il se voit conférer le pouvoir de me mettre en échec, lui qui doit avoir l’impression d’être en échec.
Le coeur de son problème aujourd’hui est au travail. Il se plaint de ses conditions de travail, des contraintes qui lui sont imposées, des relations avec son patron. C’est du harcèlement, on lui en veut. Ça l’épuise et ce n’est pas juste de lui faire ça si près de la retraite. C’est fait exprès pour faire pression sur lui et le faire partir plus tôt avec moins d’argent, me déclare-t-il.
J’explore. Il lui est demandé d’intervenir sur un nouveau projet, et de faire le lien avec les équipes distantes du siège basé à l’étranger. L’analyse de la situation met en évidence que ce qu’il vit comme une punition « ce n’est pas à moi de le faire, d’abord je m’en vais bientôt, ils me font chier avec ces déplacements, mes correspondants du siège n’y connaissent rien... » est plutôt construit comme une reconnaissance de ses compétences et une mise en situation de les transmettre et les partager.
Il vit très mal le fait d’avoir dû passer en open-space dernièrement et en tient ombrage à sa hiérarchie. Il dit se retrouver avec des collègues de niveaux différents et ne plus pouvoir communiquer comme avant. En effet, la présence d’assistantes à portée de voix semble l’inhiber : de relations très masculinisées avec une expression directe et libre, il a à s’exprimer maintenant en présence d’oreilles féminines. Homme fier et de culture latine, c’est quelque chose qu’il ne peut absolument pas tolérer. Il se retrouve condamné soit au silence, soit à des échanges minimalistes et contrôlés. Il bout intérieurement et nourrit une rage intériorisée contre son patron. Très croyant, il ne peut se permettre de laisser sa colère s’exprimer et s’épuise à la contrôler.
De fait, le passage en open-space qu’il prend comme une atteinte personnelle a concerné toute l’organisation à laquelle il appartient. Cependant, il considère qu’il aurait dû conserver un bureau seul et qu’à son âge, si près de la retraite, on aurait dû l’écouter et le ménager. « Ce qui m’arrive est inadmissible. Je m’en suis ouvert à mon patron mais il ne veut rien entendre. Il me dit que je me fais du mal à moi-même mais c’est bien lui qui a pris cette décision et qui m’a mis en open-space. »
Enfin, il se trouve que la négociation de son départ anticipé moyennant finances permettrait à l’entité qui l’emploie de répondre aux exigences budgétaires du siège. Il a l’impression qu’on veut le mettre à la porte sans un sou ou du moins avec fort peu. L’étude de sa situation montrera que son patron a oeuvré en sa faveur vis à vis du siège et que ce qu’il considère comme une insulte dégradante qui le démoralise est en fait bien au-delà de ce qui lui était allouable initialement.
Trois séances se sont écoulées avant qu’il déclare « il (son patron) a raison, je cherche à me faire du mal, il a effectivement soutenu mon dossier et a fait de son mieux en ce qui me concerne dans l’organisation de l’open-space : je suis à proximité des collègues que j’apprécie et c’est mon éducation qui me joue des tours, je n’y peux rien, c’est comme ça. ». Il rajoutera « je ne supporte pas cette collègue venue du siège et avec qui je dois travailler, elle se fait valoir en permanence quand on rencontre les équipes du siège alors qu’elle n’y connaît rien ». Je saisi cette dernière remarque au vol pour engager l’investigation encore plus loin. La clarté qui en découle le conduit à organiser la délégation d’une part croissante de ses activités à des collègues, d’ici et du siège, en fonction de leurs places dans l’organisation. Ce fut aussi un bel exercice d’affirmation de soi, dans la mesure où, étant celui à qui on reconnaissait la compétence et l’expérience, il pouvait être ferme sur certains choix, même si la décision finale pouvait lui échapper.
A ce stade de l’accompagnement, aucune brimade ou humiliation, gratuite ou répétée, publique ou privée, aucune dépossession de ses attributions sinon le fait de passer d’un bureau seul à un bureau semi-cloisonné en open-space n’avait pu être relevé. Pour ma part, j’avais surtout procédé à une investigation contextualisée et concrète de la situation. C’est là toute la puissance d’un questionnement ciblé et respectueux.
Point de harcèlement moral, point de volonté prédatrice à son égard n’avaient émergé.
Mon client était sous pression, certes, inquiet, c’était évident, désorienté et excité c’était tout aussi visible.
En bref, il était stressé par son boulot, en cette approche de la retraite.
Il va mal. La situation l’inquiète et est désagréable pour lui. Il l’exprime dans son comportement vis à vis du travail.
Je poursuis mon exploration. Un peu de clarté ne fait pas de mal, et ce qui vient de se dérouler le prouve. Les conditions de travail humiliantes ont révélé des intentions plutôt positives à son égard et il s’en trouve rasséréné.
Le voile se déchire un peu plus sur sa vie. Marié et père d’enfants encore en âge de faire des études, la chute certaine de ses revenus et les coûts d’éducation et de scolarisation croissants l’inquiètent. Son épouse semble s’épanouir de la vie de mère au foyer et il ne la voit pas retravailler.
Il se projète à la maison, sans activité définie. De fait, tout se passe comme si cet homme avait peur d’être à la maison. La période récente de doutes souterrains a montré qu’il était capable de s’emporter violemment contre les siens et il en tient une culpabilité certaine. Il considère qu’on ne doit pas se comporter ainsi vis à vis de jeunes et confesse ne pas comprendre les attitudes « négligentes » de celle qui partage sa vie. Il n’arrive pas à voir le futur positivement et se ronge d’inquiétude et de culpabilité.
J’explore alors la peur à partir des craintes qu’il nourrit sur sa vie future. Un leitmotiv prend forme : « je ne vois que ce qui ne va pas et m’en pourris la vie, ma mère était comme ça, je tiens ça d’elle et j’en suis prisonnier ». « C’est d’ailleurs quelque part ce qu’essayait de me dire mon patron et que je ne comprenais pas » ajoutera-t-il.
Le moteur qui pousse cet homme à venir me voir commence à s’éclairer. Sept séances se sont écoulées, l’exploration systématique de sa souffrance au travail a fini par céder la place à une problématique beaucoup plus personnelle.
De séance en séance, il a pu faire face à certaines de ses peurs et de leurs conséquences et la plupart d’entre elles se sont dégonflées. Cependant, un fond de fatigue chronique qu’il qualifie de dépression est là selon ses dires. D’ailleurs, il prend sous contrôle médical un comprimé d’anti-dépresseur par jour depuis de nombreuses années. Pourtant, il pratique le sport avec passion et engagement, il fonce dans son travail et il semble vouloir tout régenter à la maison bien que n’y étant pas. Simultanément, il s’épuise et se dit tellement fatigué qu’il en dort mal. À soixante ans passés, il semble vouloir vivre comme s’il avait vingt ans... et y arrive presque malgré sa « dépression » et grâce à ce comprimé quotidien.
Il considère toutefois qu’il devrait mettre fin à ce qu’il ressent comme une dépendance au médicament et offrir à sa famille un époux et un père en bonne santé et disponible pour eux.
A ce stade, je sais qu’il fait comme sa mère et voit le verre à demi-vide et qu’il considère que c’est l’une des causes de sa vie pourrie. Cependant, saisir cette dynamique au bond, serait me priver de quelque chose de plus ciblé et certainement plus puissant pour arrêter la dynamique activité-épuisement-médicament-activité qu’il me présente. En cesser avec la fatigue est sa préoccupation majeure à présent, il me faut la respecter.
Je cherche avec lui le cercle vicieux qui le maintient au fil des ans dans cet état. L’investigation s’avère fructueuse : un accident de carrière survenu vingt quatre ans plus tôt le fait courir sur le thème « je dois réussir coûte que coûte » et l’épuise. Profondément blessé lors de cette rupture professionnelle, il cherche en permanence à prouver qu’il est digne de rester employé. La fatigue apparaissant, des erreurs surviennent et il s’investit encore plus pour les réparer et se montrer digne de conserver sa place. Ce faisant, il se fatigue un peu plus et la dynamique est lancée et se déroule logiquement jusqu’à ce jour. Quand le taux d’erreurs ou le sentiment d’impuissance deviennent trop élevés il prend rendez-vous chez le psychothérapeute et remet un peu d’ordre pour mieux repartir ensuite. Aujourd’hui, tout se présente comme s’il était à la veille de livrer le combat de trop et il gigote dans tous les sens pour s’en sortir... avec les moyens qu’il connaît et s’épuise encore et ne voit pas la fin de l’anti-dépresseur ni l’émergence du père-époux qu’il aimerait donner à sa famille.
La scène qu’il me livre en séance semble déterminante de l’émergence de son comportement actuel et surtout, elle reste la seule accessible à sa mémoire. Je le fais donc travailler dessus.
Le réflexe du traumatisé est naturel : il fait tout son possible pour se protéger du traumatisme, il en bloque l’idée, il essaie d’oublier, de faire comme si de rien n’était. Quand ça marche, la douleur est toujours là et il ne la voit plus. La dynamique protectrice d’évitement s’installe en sourdine et devient une seconde nature. Cependant la douleur non prise en charge fait son chemin et le mal-être s’installe.
La logique salvatrice est de se mouler à la nature : il s’agit d’altérer le mouvement qui accompagne l’envahissement par douleur, ici la tentative d’oubli, et la douleur cessera de miner pour devenir une expérience à partir de laquelle construire.
Je lui préconise donc un rituel de description factuel et concret de cette séquence de sa vie. Le mouvement ainsi créé se superpose volontairement et en sens contraire au mouvement involontaire d’évitement. De cette superposition naîtra un nouvelle attitude adaptée au présent.
Il revient beaucoup moins prolixe qu’avant pour m’en raconter l’effet. Certes, cette rupture a été déterminante mais la revisiter a ramené à son souvenir des expériences au moins aussi douloureuses. Il me confie ainsi avoir découvert qu’un échec amoureux vécu dans sa vie de jeune adulte avait été encore plus déterminant pour lui et qu’il l’avait totalement oblitéré. Il avait eu l’impression de n’être pas digne de confiance et avait décidé alors de se prouver qu’il était un Homme à qui on peut faire confiance. Sa relation à la vie en avaient été profondément modifiée. Toute son attitude devait concourir à montrer que rien de la sorte ne pouvait se reproduire. La rupture professionnelle avait été un échec douloureux à cette stratégie et avait renforcé ce qu’il considère à présent comme les comportements qui l’épuisent.
Il prend une grande distance par rapport à tout cela et s’apaise d’avoir regardé en face ce qu’il avait passé plus de trente ans à fuir et enfouir. Son visage est nettement plus reposé, les accrochages domestiques ont été quasi inexistants depuis la dernière séance et il cohabite avec plus de philosophie avec sa collègue venue du siège.
Il devient temps d’explorer sa façon de prendre tout négativement comme sa mère. Il cherche à ne pas faire comme elle et malgré ses efforts pour oublier ce qu’elle faisait et ne pas tomber dans ses travers, il ne peut s’empêcher de reproduire le schéma maternel et de tout voir négativement.
Je lui livre alors trois clés pour construire le rituel adapté qui le sortira de son piège : il cherche à oublier, c’est devenu involontaire et c’est envahissant. A la suite de quoi il construit le rituel suivant : « chaque jour, je prends volontairement dix minutes de temps d’horloge pour invoquer tous les comportements négatifs de ma mère, pour me plonger dans les pires moments où elle voyait tout en négatif et que j’ai pu vivre avec elle et quand c’est terminé, tout ce qui me vient après à ce sujet, je l’accueille et lui donne rendez-vous pour la fois suivante. ».
La séance suivante, il déclare aller plutôt bien. Je lui fais coter son niveau de confort sur une échelle de zéro à dix, dix étant le confort maximal. Son évaluation est de neuf et demi sur dix. Pour quelqu’un de pessimiste et d’englué dans la fatigue il y a encore quelques semaines, je trouve cela plutôt élevé, mais son appréciation résiste à mes interrogations
Ma mission à ses côtés était en train de prendre fin. Deux séances permirent de valider la solidité de la situation et de poser un accompagnement trimestriel de sa prochaine vie de retraité.
Point de harcèlement, du stress oui, mais au fond de lui, ce stress était nourri par la peur de revivre un événement traumatisant indépendant de sa situation présente.
Après 16 années passées dans des postes à responsabilité en entreprise,
Paul-Henri Pion s’est investi dans les métiers de la relation et de l’accompagnement de la personne. Il exerce aujourd’hui comme psychothérapeute. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institute de Palo Alto (Californie) et de son Centre de thérapie brève.
[1] Échelle d’anxiété et dépression à 14 questions
Paul-Henri Pion est psychopraticien à Courbevoie. « C’est en lâchant prise que vient la maîtrise ». Paul-Henri s’intéresse aux conditions de la performance et du bien-être humains. Sa pratique s’inscrit dans la lignée des travaux du Mental Research Institut dont il a suivi les enseignements. Économiste de formation, certifié en PNL et hypnose éricksonnienne, diplômé en psychologie, il met son expérience au service de votre bien-être.
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