La question est décidément intrusive. Indélicate. Policière. Elle manque de bienveillance. Elle annonce l’arrivée, effrayante, de l’un ou l’autre type de jugement de valeur, et, qui sait, un rejet hors de l’humanité : "Au fond, toi, tu n’es personne, tu n’es rien du tout, tu n’existes pas." Ou, pire encore : « Va-t’en, tu n’es pas des nôtres, tu n’es pas comme nous, tu es trop différent.e.
Pourtant, à différents âges de la vie de la personne humaine, la question sous sa forme réflexive est très porteuse. Elle ne concerne pas particulièrement l’utilité, le sens, l’essence, de ma personne. Et il s’avère que la tâche consistant à circonscrire cette question, autant que celle consistant à définir ce qui pourra servir de contenu à la réponse que j’ai à y faire.
Mais moi, c’est moi ! Un point ! Non, mais...
Moi, je suis français, c’est mon identité profonde.
Je revendique mon identité profonde de juif français, de français juif (énoncé avec force par le philosophe Alain Finkielkraut).
Je suis le plombier.
Je suis celui qui a toujours été premier (dernier) de ma classe.
Moi, je suis libre. Un homme libre.
Je suis une femme.
Je suis d’abord une mère.
Je suis un homme.
Je suis un homme de parole.
Je suis un patron qui donne du travail à quatre mille hommes et femmes.
Je suis le commandant en chef du bataillon des para-commandos.
Je suis communiste/frontiste/socialiste/indépendant, ...
Je suis Marseillais.
Je suis chrétien catholique/musulman/athée/mennonite, ...
Je descends en ligne directe de la famille des Capulet.
Je suis Comte.
Je suis l’aîné de quatre enfants.
Je suis un bâtard.
Je suis une personne honnête : mon casier judiciaire est vierge !
Je suis un très heureux anonyme, qui chante comme le cordonnier !
Cette très triste liste est inépuisable, tant nous sommes en mal de concevoir une façon de dire la réponse à la question de savoir qui je suis. Nous n’avons pas appris à concevoir une réponse qui soit à la fois centrée, correcte, et dépourvue de jugement, de classement, de rangement hiérarchique, d’origine familiale ou clanique. En somme, nous éprouvons une grande difficulté à nous donner une définition qui ne nous réduise pas à l’un des aspects qu’il est possible de nous assigner, comme c’est le cas de toutes les "définitions" proposées ci-dessus.
Toutes, en effet, relèvent une propriété ou qualité que l’on peut associer à telle personne, mais qui, en réalité, ne constitue en rien une façon de répondre à la question de savoir QUI est cette personne.
La tentation est évidemment grande d’associer à notre identité telle ou telle activité, tel goût, telle passion ("Je suis un lecteur passionné des livres d’Untel", "Je suis fana de la musique pop", "Je n’ai jamais raté un seul épisode du Mentalist").
Ou de remplacer notre définition par l’identification d’un réseau auquel nous aimons nous voir associés (la nationalité, la profession, les préférences politiques, etc.).
Pire encore, la tentation de masquer complètement la réponse à la question en indiquant, de façon précise et complète, notre généalogie. Il est des livres entiers consacrés à l’une ou l’autre forme de ces recherches, et leurs auteurs semblent bien tous confondre leurs origines avec leurs racines.
Or, précisément, mes origines, je n’en ai pas la responsabilité, du fait que je n’y ai aucun pouvoir, elles ne dépendront jamais de moi ni de mes choix personnels. Au contraire, ce que l’on pourrait bien appeler mes "racines" est constitué par ce dans quoi je choisis de m’enraciner, ce à quoi je veux m’associer : j’en ai la pleine et exclusive responsabilité, puisque j’en détiens le pouvoir exclusif.
Nous ne ferions rien de mieux que de fuir la réponse à cette question en nous réfugiant dans la case de la systématique de la biologie qui nous correspond, et qui nous fournit comme réponse notre place dans le monde du vivant, mais nullement la réponse à la question de savoir qui, dans cette case, je suis, moi, personnellement, particulièrement.
Pour beaucoup, une tentation paraît satisfaisante du fait qu’elle nous situe dans la foule des humains. Ces définitions se bornent à citer nos origines, et les éventuels titres de tel ou tel de nos ancêtres, comme autant de façons de nous éloigner du constat, apparemment effrayant, selon lequel je ne puis répondre autrement que par JE NE SAIS PAS.
On pourrait d’ailleurs ajouter à cette unique bonne réponse ("Je ne sais pas"), le positionnement catégorique : et je m’en fiche complètement. En effet, je puis choisir de ne prendre la responsabilité que de mes actes et de mes paroles, et nullement de mes origines, des particularités de mon anatomie, ou du langage que l’on m’a enseigné quand j’étais bébé, du corps dans lequel j’ai été placé à ma naissance, ou des choix religieux ou philosophiques dans lesquels je me suis trouvé baigné...
Tant que nous n’assumons pas cette totale, complète, absolue ignorance, il nous sera difficile de seulement nous pencher sur cette question, dans l’éventualité où elle aurait une quelconque importance...
Il est, ainsi, curieux de remarquer que chez nous, les humains, il semble important de nous "caser" comme dans les exemples repris plus haut. Et donc d’éliminer, ou, à tout le moins, de cautériser cette question littéralement brûlante et saignante, à laquelle nous ne pouvons, en réalité, jamais donner de réponse focale. Nous donnons très volontiers un substitut de réponse, en fait très loin du sujet, en recourant aux divers procédés de déplacement, esquissés plus haut, et qui tombent sous la définition de ce que l’on appelle, en Analyse Transactionnelle, une redéfinition. Ceci indique que l’on opère une modification du réel tel qu’il a été cadré par la première phrase, la question de savoir qui l’autre est. Cette observation signale donc bien que nous procédons à une sorte particulière d’altération du réel, destinée à permettre la poursuite de l’échange dans le cadre de référence même qui a été bousculé ou mis en échec par cette question.
Tout ceci pour dire en somme que notre cadre, ou code, ou répertoire du réel n’inclut aucun élément de réponse à la question concernant notre propre définition. Et qu’il est donc très normal d’observer que la personne à laquelle cette question est posée se trouve saisie, délogée de sa base "connaissance de mon réel à moi", et qu’à ce vertige l’on observe couramment que l’interlocuteur interrogé réagit par une altération de la question qui lui a été posée, ce qui l’autorise à fournir une sorte de "réponse" (qui n’en est pas une), mais qui permet de poursuivre la conversation et de maintenir le contact. Et donc, de réduire la dimension du "trou de réel" qui nous habite, et que nous n’aimons pas affronter, en préservant la poursuite de la situation déjà connue, où quelqu’un me parle et me pose une question.
Si nous étions plus sincères et plus soucieux d’honnêteté, ainsi que du respect de la réalité, il nous faudrait donc répondre de façon séquencée, par exemple de la façon suivante :
- Au fond, toi, qui es- tu ?
Franchement, je n’en sais vraiment rien, mais est-ce que cela t’aiderait de savoir où je me situe sur le plan politique, ou professionnel, ou moral, ou religieux, ou artistique ?
Ceci aurait l’avantage de respecter la personne de l’interlocuteur, tout autant que le cadre du réel qu’il a instauré par la question qui présuppose qu’il y existerait une réponse adéquate.
CEPSI, s.a. (Centre d’Études Psychologiques des Systèmes Interpersonnels, anciennement l’Atelier Transactionnel).
Salomon Nasielski est psychologue, psychothérapeute en pratique privée, formateur de psychothérapeutes. Salomon a été un des pionniers de l’AT en Europe.
Il a acquis des formations approfondies dans les Quatre Écoles classiques de l’Analyse Transactionnelle, auprès de leurs formateurs, à l’occasion de nombreux stages résidentiels.
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