Notre profession connaît ses "personnes intouchables", autrement dit, des personnes que nous n’aimerions vraiment pas voir sonner à notre porte pour nous demander de l’aide, du soin.
Les récits de psychothérapeutes abondent, dans lesquels ils "avouent" ne pas vouloir traiter les personnes que l’on classe dans les diverses catégories de pathologies mentales graves, de l’un ou l’autre type. En tête de liste de ces "maudits" viennent les paranoïaques, les schizophrènes instables, les caractériels ("Troubles de la conduite et du comportement" en France), les psychopathes et, enfin, les pervers narcissiques.
Il y a déjà longtemps que des auteurs, très reconnus, tels que par exemple Otto Kernberg et James Masterson, nous ont montré comment une psychanalyse très longue, très ardue, et à haut risque d’interruption inopportune par l’analysant, pouvait permettre un assainissement de la structure psychologique de telles personnes.
Soyons, pour un bref instant, sincères : combien d’entre nous se réjouiraient-ils de voir de telles personnes arriver à leur consultation ? Qui s’aventurerait avec des grands criminels, qui auraient plusieurs fois violé des femmes, tué certaines d’entre elles, tué des enfants ? Qui d’entre nous relèverait le gant si un homme comme Marc Dutroux nous demandait de le traiter ? Qui d’entre nous accepterait de prendre en psychothérapie un Hitler, un Staline ?
Voyons d’un peu plus près les raisons pour lesquelles nous mettons une sorte de mur de verre entre ces humains et nous.
Déformation professionnelle : nous pourrions écrire en longueur les problèmes psychologiques du psychothérapeute, problèmes qui vont immanquablement interférer avec le traitement, ne fût-ce que "pour des raisons contre-transférentielles".
Je pense qu’une telle démarche n’a de pertinence que très partiellement. En effet, si l’on nous avait enseigné l’un ou l’autre protocole psychothérapeutique validé dans le traitement de ces types de personnalités, nous aurions beaucoup moins recours à nos systèmes de protection subconscients. En effet, l’évitement et le rejet sont des protections justifiées devant des menaces, des dangers réels en regard desquels nous sommes désarmés.
Je crois donc urgent, pour l’assainissement de notre spectre professionnel (l’étendue des troubles psychologiques auxquels nous devrions être capables de faire face), que nous nous penchions de façon persévérante sur la mise au point des traitements efficaces pour permettre à ces "maudits" de la psychothérapie de trouver, enfin, des professionnels auprès desquels il pourront organiser les changements indispensables pour qu’ils puissent enfin retrouver une place entière dans les rangs des humains, place que nous, les psychothérapeutes, leur refusons, par confort, par ignorance.
Les violences conjugales se trouvent, elles aussi, dans cette zone de non-traitement pour nombre de psychothérapeutes.
Notre inaction dans la recherche, scientifique ou clinique, pour venir en aide à ces personnes nous place dans le rôle des complices passifs, de ce qu’en anglais on nomme "silent bystander". En effet, nous, les psychothérapeutes, appartenons, que nous le voulions ou pas, au système humain dans lequel nous vivons. Et nos confrères systémiciens nous ont enseigné que la totalité des membres du système est co-responsable de tout ce qui s’y passe. Et donc si Pierre frappe Paul, déjà l’on peut demander quelle a été la contribution du Paul dans cet incident qui a abouti au coup que Pierre lui a porté. Mais, de même, toutes les personnes présentes ont à se poser la même question. Et, de façon plus générale, on peut dire que l’ensemble de l’humanité (la totalité des individus de cette humanité) est responsable, directement ou indirectement, de tout ce qui se passe. J’ai entendu dire, il y a longtemps, que notre confrère Richard Van Egdom, animant un groupe thérapeutique, et constatant que l’un des membres du groupe était absent, aurait dit : "Le groupe n’est pas présent, nous ne pouvons pas commencer la séance." Bien entendu, il ne s’est pas levé pour partir, il a commencé à travailler, mais sur le seul point de la conscience de la responsabilité collective, sur le fait que nous sommes, que nous le sachions ou pas, un système. Le message sous-entendu ici aurait été, me semble-t-il, celui que l’on peut énoncer comme "Personne ici n’est entièrement étranger ni entièrement innocent dans ce qui se passe ici" et, par conséquent, il nous faudra réfléchir tous ensemble à ce que nous avons fait ou omis de faire ou de dire, et il nous faudra, de même, trouver ce qu’il nous faut faire pour réparer l’accident que nous venons de vivre.
Il ne faut pas confondre cette conception avec le classique rejet et renvoi des responsabilités, du type : "Bien sûr que je l’ai boxée, elle m’avait énervé, si elle ne m’avait pas énervé, jamais je ne lui aurais porté ce coup". Autrement dit, nous n’acceptons pas la stratégie du rejet sur autrui de ses responsabilités. Je n’accepterai jamais le plaidoyer qui affirme que "La femme l’avait bien cherché, de se faire violer, il n’y a qu’à voir comment elle s’habille". Je pense, au contraire, qu’il est bien temps que nous nous posions, tous et toutes, la question de savoir ce que j’aurais du faire, ou ne pas faire, pour contribuer à l’empêchement de cette catastrophe qui frappe cette personne que je crois pouvoir décrire comme étrangère à ma vie.
Il faut, en effet, bien prendre conscience de la culture générale qui établit cette inégalité des droits des femmes vis-à-vis des droits des hommes, notamment le droit à la dignité humaine, le droit de disposer de son corps. Notre culture, notre civilisation, cautionne ces rapports de force. Et notre propension à l’excès d’empathie risque de nous voir "épouser" la thèse de cet homme qui disait "Je l’aime tellement fort qu’elle n’a pas le droit de m’ignorer et donc de me rejeter", thèse que, personnellement, je trouve entièrement inacceptable.
C’est donc du manque de respect de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qu’il s’agit en fin de compte. Combien sommes-nous, psychothérapeutes, à accepter cet irrespect, et ce rejet d’une portion de nos semblables au nom de l’horreur ressentie au récit de leurs comportements "immoraux" ?
Pour ma part, il nous faut créer un forum interdisciplinaire des psychothérapeutes consacré à la lutte contre la discrimination des soins psychothérapeutiques dont souffrent nombre de personnes qui invitent chez nous le rejet. Un forum destiné à la recherche et à la création de protocoles thérapeutiques pertinents dans le soin de ces personnalités oubliées, reléguées dans la case "incurables", afin de quitter le poste de témoin silencieux, de complice passif des comportements effectivement toxiques ou dangereux.
Il restera, de toute évidence, le problème de la motivation chez ces personnes à consulter, à demander l’aide utile à leur changement de conduite, de structuration mentale. Si les personnalités instables se montrent déjà, pour une certaine part, prêts à consulter, il en est qui y sont rebelles ou réfractaires. C’est le cas des personnes souffrant de pathologies dites lourdes, les psychopathes ou les paranoïaques, pour ne citer qu’eux.
À leur propos, je dirais que la balle est dans notre camp : à nous la tâche d’inventer, de chercher et de trouver les procédures, les interventions, les tactiques susceptibles d’éveiller ne fût-ce qu’un début d’acceptation chez ces personnes de l’idée selon laquelle ils auraient, finalement, grand intérêt à se donner un autre système de pilotage existentiel, un autre système d’interface avec les autres humains, par exemple à l’égard des humains de l’autre sexe. Je rappelle, ici, la célèbre expérience de l’institution Bravo, qui a existé pendant de nombreuses années à Lakeview, au Canada, et où une procédure toute en douceur avait été mise en place pour réussir à motiver un nombre important de délinquants caractériels pour la plupart, psychopathes pour certains, et emprisonnés pour des durées longues. Ils avaient le choix entre achever leur temps d’emprisonnement, et participer au programme (très contraignant et autoritaire) de réinsertions sociale et professionnelle d’une durée de 90 jours, avec suspension ou annulation de leur peine de prison en cas de réussite. Hélas, pour des raisons que j’ignore, cette institution a disparu, après des années de succès à raison de 80 % des participants [1].
Je souhaite, du fond du cœur, que les associations psychothérapeutiques, les facultés de psychologie, les associations de praticiens, se dotent d’un mouvement voué à la recherche et à la création de protocoles thérapeutiques efficaces pour ces oubliés de la psychothérapie.
Salomon Nasielski est psychologue, psychothérapeute en pratique privée, formateur de psychothérapeutes. Salomon a été un des pionniers de l’AT en Europe. |
[1] Un long reportage télévisé au sujet de cette institution et de ses méthodes a été diffusé, je crois sur France 2, il y a longtemps. Cavada, qui en assurait la présentation, prévenait les téléspectateurs que les méthodes qui allaient être montrées pourraient choquer l’un ou l’autre… Depuis lors, cette institution a, très malheureusement, disparu.
CEPSI, s.a. (Centre d’Études Psychologiques des Systèmes Interpersonnels, anciennement l’Atelier Transactionnel).
Salomon Nasielski est psychologue, psychothérapeute en pratique privée, formateur de psychothérapeutes. Salomon a été un des pionniers de l’AT en Europe.
Il a acquis des formations approfondies dans les Quatre Écoles classiques de l’Analyse Transactionnelle, auprès de leurs formateurs, à l’occasion de nombreux stages résidentiels.
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