De très nombreuses personnes semblent n’avoir pas bien construit leur Moi.
Par là, il faut entendre l’un ou l’autre des défauts de construction énoncés ci-après.
1° Manque de séparation.
2° Incomplétude de la construction de la séparation Moi / Non-Moi.
3° Absence ou incomplétude de la définition de soi.
4° Absence complète ou partielle de la notion de sa valeur propre.
Nous allons, ici, développer ces situations. Elles concernent toutes des déficiences acquises dans l’enfance, en y comprenant les périodes pré- et péri- natales. Nous n’aborderons pas ici les problèmes liés aux dysfonctionnements du Moi, tels qu’ils sont décrits tant dans les manuels de psychopathologie traitant des psychoses et des névroses.
1° Manque de séparation / individuation.
Les personnes visées ici se comportent comme si elles n’étaient en fait pas séparées complètement de leur famille d’origine, de leur mère ou de leur père, ou de l’ensemble des membres de leur famille. Le problème se marque clairement, par exemple, lorsque ces personnes s’empêchent d’embrasser telle carrière, tel travail, ou tel projet marital, du seul fait qu’il ne conviendrait pas aux vues ou aux sentiments de telle ou telle personne de leur famille.
L’une des métaphores ou images qui leur parlent bien consiste à leur faire remarquer qu’ils n’ont pas fini de naître, de venir au monde, de "sortir" de leur mère.
Les personnes n’ayant pas suffisamment accompli leur séparation se comportent comme si leur milieu d’origine participait à leur définition, et, ainsi, au dessin des contours de leur existence, de leurs libertés de choix.
Ainsi, invités à se comporter d’une façon très différente des normes ou traditions en vigueur dans leur famille d’origine, leur "cri du cœur" sera du type : Non non, pas question, parce que si je fais ça, plus personne dans ma famille ne m’adressera jamais la parole. Ce qui dénonce leur manque d’individuation est rendu plus évident par la phrase alternative, que l’on entendrait de la bouche de quelqu’un qui aurait bien accompli son individuation : Ah oui, mais au fond, ça m’irait très bien. Je pense que je vais le faire. Je vois d’ici certains membres de ma famille à qui ça fera soulever les sourcils, mais bon, j’y vais, et on verra plus tard comment radoucir le cœur de mes ancêtres.
De façon complémentaire, la personne qui refuserait un tel type de changement de comportement ou d’engagement, dira, si elle n’a pas accompli son individuation : On dira dans ma famille que je leur ai fait perdre la face et que je leur ai apporté la honte. Alors que, ayant bien accompli son individuation, la personne pourra dire : Je ne me vois absolument pas faire ça, ce ne serait pas moi de le faire. Et je n’ai pas envie de me trouver être une personne qui se comporte comme ça. Ici, la référence est interne, le guide du comportement est intérieur.
2° Incomplétude de la construction de la séparation Moi / Non-Moi.
Extension possible du cas ci-dessus, il s’agit de la situation dans laquelle la personne opte souvent pour un mode fusionnel dans ses relations, surtout les relations proches, intimes. Dans le langage de l’Analyse Transactionnelle, on peut résumer cette situation au moyen du diagramme suivant :
N.B. Ce diagramme (S. Nasielski) n’est ni structural ni fonctionnel, il ne fait que représenter le vécu subjectif à la fois du rapport interne entre les Etats du Moi, vécus comme incomplètement séparés, et de la relation à autrui, où l’autre n’est ressenti que comme partiellement externe.
En effet, d’importantes parties de l’autre sont perçues ou "ressenties" de l’intérieur, sans solution de continuité entre Moi et Non-Moi.
C’est la raison pour laquelle les lettres P, A, E, désignant habituellement les états du Moi, sont mises entre parenthèses.
Ces personnes semblent "transparentes", ou "manquer d’une peau à leur Moi", tant ce qu’elles ressentent ou pensent se teinte, ou se définit entièrement par ce qui se passe dans une autre personne.
Leurs expressions verbales le signalent souvent : elles disent ressentir ce que l’autre ressent, et épouser le cours de pensée de leur interlocuteur.
Un jeune homme, téléphonant pour prendre un rendez-vous, dit, au téléphone, après avoir annoncé son désir d’entreprendre une psychothérapie : "Bien sûr, je sais ce que vous allez me dire."
Les difficultés rencontrées par ces personnes se résument bien par l’impression d’avoir un Moi "dilué", ou "confondu" avec celui d’autrui. D’où une difficulté à se donner une identité propre, un projet de vie, tant les décisions de ces types leur apparaissent comme ne leur appartenant pas vraiment, mais à d’autres personnes autant, sinon plus, qu’à eux-mêmes.
Ils sont perçus comme velléitaires, indécis, "sans personnalité". Ils sont, bien entendu, la proie idéale des manipulateurs.
Un volet particulier de ce manque d’individuation réside dans le rapport vécu avec la loi, les règles, les principes moraux. Les lois et les règles sont vécus comme externes à leur Moi. En conservant ce caractère d’extranéité, s’y opposer prend une allure de gymnastique de consolidation de l’unité interne. Par contraste, les personnes ayant suffisamment complété leur individuation, notamment par l’achèvement de leur adolescence, vivent les règles non pas comme des directives qui leur sont imposées de l’extérieur, mais plutôt comme un système internalisé de références d’action, librement et décidément adoptées du fait de la perception claire des avantages qu’il y a à se les donner. Elles sont dès lors vécues comme des constituants internes de leur Moi, ne suscitant plus aucun conflit, et ne faisant l’objet de mises à jour qu’en cas de nécessité ou d’utile remise à jour.
De telles personnes tendent à dire que leurs règles ne pèsent pas sur leurs épaules, qu’elles ne leur sont pas imposées par autrui, mais qu’au contraire, elles constituent la quille qui assure à leur bateau la capacité de naviguer droit, de fendre les eaux contre vents et courants, de prendre de la gîte sans chavirer, et donc d’arriver à bon port de façon sûre.
3° Absence ou incomplétude de la définition de soi.
La question de l’identité n’a pas été résolue. Il semble difficile, pour beaucoup d’entre nous, de dégager l’idée même de notre identité d’une quantité de systèmes de repérage ou de classification auxquels l’on recourt souvent pour contourner la question "Qui es-tu ?".
Ces personnes recourent à d’importants détours et même de contournements autour de leur personne pour se définir, et semblent, aussi, éprouver d’importantes souffrances lorsque d’autres personnes leur attribuent des éléments d’identité, par exemple : Tu es égoïste - une mauvaise mère - impulsif - etc.
La question de l’identité n’a pas été résolue. Il semble difficile, pour beaucoup d’entre nous, de dégager l’idée même de notre identité d’une quantité de systèmes de repérage ou de classification auxquels l’on recourt souvent pour éluder la question.
En agissant de la sorte, nous révélons que nous ne savons pas répondre à la question.
En y réfléchissant, on remarque que l’on sait beaucoup mieux ce qui ne répond pas, en fait, à cette question.
Nous n’avons pas encore l’information utile à cette question du simple fait que nous avons une conscience réflexive (je peux penser à qui je suis, à ce que je ressens et à ce que je pense), et toujours pas plus du fait que nous avons la mémoire des divers types, ou systèmes de repérages servant à nous reconnaître.
On relève dans les textes divers sur ce sujet, ou qui le touchent de façon tangente. Ainsi, par exemple, des critères d’appartenance (mon identité française, mon identité de juif polonais
), ou d’origine (la définition de son identité par le traçage de ses ancêtres, eux-mêmes définis non par leur identité mais selon l’une ou l’autre catégorisation). Nombreux sont ceux qui s’identifient à leur activité : "Je suis avocat, médecin, ajusteur". D’autres définissent leur identité par leurs goûts, leurs préférences, ou par leurs valeurs : "Je suis de gauche, ou égalitariste". Certains définissent leur identité par leur corps : "Je suis une femme, un athlète sportif, un obèse". D’autres, encore, se définissent par affinité ou par association : "Je suis la femme du docteur".
Qui es-tu ?
Je suis le plombier. Et toi ?
Je suis le belge.
Qui aurait trouvé quoi que ce soit d’anormal dans ces réponses, généralement bien admises ?
Et pourquoi nous en préoccuperions-nous ici, aujourd’hui ?
Parce qu’Analyste Transactionnel, je suis familiarisé avec la notion d’OKness. Je suis OK, tu es OK. Et nos patients, ou coachés, ont besoin de se définir comme OK.
Parce que, psychothérapeute, j’ai à aider de nombreuses personnes venant me demander de l’aide, et qui souffrent plus ou moins gravement d’un manque d’estime de soi, voire d’une impression d’illégitimité dans tout ce qu’elles font (parfois nommé "syndrome de l’imposteur"), les amenant à se laisser exploiter, brimer, méconnaître, et à ne pas demander à leur conjoint ce dont ils en attendent pour être vraiment heureux en couple.
Ces personnes ne se définissent pas comme OK entre autres raisons du fait qu’elles entretiennent, à leur propre sujet, des messages négatifs, des critiques, des dévalorisations, des dépréciations.
De plus, bien des personnes ne se définissent pas facilement comme OK, du fait que la simple question de savoir QUI ils sont reste, pour eux, au moins très floue, et par là sans réponse.
En pratique, nous avons tous beaucoup trop de réponses à cette question. Et, à y regarder d’un peu plus près, ces réponses sont polluées, contaminées, voire entièrement remplacées par certaines de nos attributions, appartenances, performances ou classements.
Voyons ceci d’un peu plus près.
Si je réponds à la question "Qui es-tu ?" par la désignation de ma profession ou de mon diplôme, j’ai remplacé la réponse concernant mon identité par la réponse à une des questions qui eussent pu être du type "Que fais-tu comme travail ?" ou "Quelles formations as-tu eues ?"
Si je réponds en disant mon nom et mon prénom, je donne à mon interlocuteur une information concernant ma généalogie. Comme si la question avait été quelque chose comme "D’où viens-tu ?" De même d’ailleurs que si j’avais répondu "Le fils de l’avocat", ou "La femme du docteur" : ce sont des façons de me localiser dans la cité, et ne dit rien de ce que je suis, et encore moi de qui je suis.
Nous n’aurons pas amélioré la chose en répondant "La mère de quatre garçons", ni "L’auteur de six cents romans policiers, tous publiés à des millions d’exemplaires". Et encore moins en disant "Le Baron de Chevallières", "La concierge de l’immeuble", "Le directeur de cette firme"...
Bien sûr que nous pouvons avoir le sentiment de parler de qui nous sommes en parlant de ce qui nous tient à cœur, comme par exemple, notre nationalité lors des guerres, ou encore le parti politique auquel nous accordons nos énergies. Ou de ce qui nous plaît au point de nous passionner, comme telle forme artistique qui nous passionne : "Je suis rock".
Les causes que nous aimons défendre ("Chez nous, on a toujours été écolos"), le genre de musique auquel nous tenons ("J’ai toute la collection des Rolling Stones en original !") ne nous définissent d’ailleurs pas plus. Pas plus, hélas, que nos accomplissements ("Je suis le premier à avoir traversé la manche à la nage", "J’ai gravi l’Everest par la face Nord, sans guide").
À bien y regarder, il me semble que la seule réponse "exacte", honnête, pertinente, à la question "Qui es-tu ?" est, simplement : "Je suis moi."
Pourquoi faudrait-il, en effet, ajouter des qualifications, des attributions, des logettes dans l’un ou l’autre système de classification ("Je suis protestant luthérien de race blanche") ?
Et pourquoi cette quête de la juste réponse serait-elle importante pour nous, travailleurs du champ psychologique et social ? Parce que, si nous nous réduisons à de telles caractéristiques, attributions, ou classifications, il est difficile de se construire un estime complète de soi, et donc la fierté ineffable par laquelle nous nous rendrions notre pleine citoyenneté, au sens de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (ONU, 10 décembre 1948, ratifiée dans la plupart des pays occidentaux). Ainsi nous assimiler à de telles propriétés en fait extrinsèques, nous nous refusons le caractère immarcescible, irréfragable, essentiel, de notre valeur.
Si je suis une personne soucieuse de sa crédibilité, de sa socialisation, j’ai bien sûr à me préoccuper de mes actes et de mes paroles, parce que mon comportement touche les autres. C’est d’ailleurs là l’essentiel de mon interface avec le reste de l’humanité, ma réalité profonde restant dans la plupart des cas inaccessible au regard d’autrui. Et s’il est donc bien vrai que j’ai à regretter certains de mes actes, certaines de mes paroles, pour lesquels j’aurai à réparer, à exprimer mon regret, et à faire face à des réactions ou à des sanctions, je devrais n’avoir rien à regretter du fait d’être moi.
Dès lors, et pour accéder à tel emploi, à tel club, à telle promotion, au d’exercer une profession protégée, tous les aspects extérieurs à ma nature propre ont une pertinence évidente. On pourra dès lors juger de toute première importance de "faire bonne impression", de se montrer "bien élevé" et ainsi de suite, dans la perspective d’un désir d’insertion dans telle communauté, sociale ou professionnelle par exemple.
Ainsi, la fin de tous les manques d’estime de soi et d’OKness dépend de l’établissement irrévocable de la fierté d’être soi, d’être né/e, d’exister, tout simplement.
Remarquons un mésusage fréquent : celui de l’emploi du verbe être pour parler de certaines conduites. Les exemples sont légion : "Il est impulsif", "Je suis très direct et il faut me prendre comme je suis", "Je suis très sentimental", "Je ne peux pas retenir mes émotions, je les exprime comme elles m’arrivent, je suis comme ça", "Je suis un timide : ça, c’est vraiment moi, et personne ne me fera jamais changer", "Je suis fragile". Et bien évidemment, ces configurations comportementales ou émotionnelles ont été souvent prises comme reflétant l’être même de la personne, alors qu’il ne s’agit généralement que du produit de la formation de la personnalité de ces personnes.
Or, ce qu’on appelle la personnalité d’une personne, est, en fait, l’agencement que cette personne effectue de l’organisation de son système de gouvernance, en somme, son organisation des triades penser-sentir-agir, selon les sites observés. Divers sites d’observation sont pris comme pertinents : l’agencement des sentiments, des émotions, des images de soi, l’organisation de la pensée, la structure globale du système moral et son degré de fermeté, etc.
Rappelons d’ailleurs que cette "personnalité-produit" peut aisément faire l’objet de changements plus ou moins complets, lorsque la personne qui la porte en conçoit suffisamment les inconvénients pour se mettre à vouloir changer...
Reconnaissons, au passage, que de nombreux psychothérapeutes sont également persuadés que de telles configurations pensée-sentiment-comportement sont inamovibles, tant ils se tiennent loin des pratiques psychothérapeutiques construites pour permettre de faciliter de tels changements.
Ces pratiques ont été développées surtout dans la mouvance des praticiens de la thérapie cognitivo-comportementaliste et de la thérapie par l’Analyse Transactionnelle, en particulier par ses techniques de résolution des impasses, ou conflits intra-psychiques.
a) Le "besoin" de connaître ses origines.
"J’ai besoin de savoir qui est mon père pour me construire, pour m’enraciner enfin."
C’est par cette phrase que Sidonie commence à parler lors de sa première séance. Elle n’a, en effet, pas connu son père. Elle n’a connu sa mère que très tard, lorsque, en fin d’adolescence, elle a demandé à ses parents adoptifs à la rencontrer. Demande à laquelle ils avaient toujours opposé un refus catégorique, bien qu’entouré de gentillesse, de douceur, d’amour. Leur raison de cacher à "leur" fille l’identité de sa mère : elle est une prostituée, très dépendante de l’alcool, et occasionnellement d’autres drogues.
Retrouvant enfin sa mère biologique, Sidonie a éprouvé un mélange de sentiments très opaque, glauque en fait, mélange d’amour et de dégoût, de dépendance et de rejet.
En effet, Madeleine n’était pas une femme brillante, cultivée, intelligente, sensible, même pas ancrée dans sa propre histoire. Sidonie a résumé sa découverte de sa mère biologique en disant qu’elle "n’était pas dans ses baskets", pas en contact donc avec elle-même. Échec donc dans cet espoir immense, de se connecter avec la mère de son propre corps. Cette mère n’est, elle-même, pas porteuse d’un sentiment fort de son identité.
Plus tard, comme tracassée par sa quête d’identité (son expression), elle a harcelé sa mère biologique pour lui faire dire qui était son père biologique. Madeleine n’a d’abord rien voulu dire, prétendant qu’elle serait en danger de lui révéler l’identité de son père, parce que celui-ci s’en prendrait à elle avec violence si elle le trahissait.
Rencontrant sa mère plusieurs fois, elle a fini par savoir que son père biologique était en fait un médecin important de la ville, qui était déjà marié avec celle qui avait été l’infirmière attachée à son service dans l’hôpital où il avait tenu, à l’époque, un poste important. Il avait eu avec son épouse plusieurs enfants, et tenait comme à sa vie de garder le secret de sa paternité d’un enfant né d’une courte relation avec une prostituée.
Sidonie pense qu’elle a besoin de connaître ses parents biologiques pour pouvoir se construire.
Je pense qu’elle fait dépendre la conception même de son identité par l’accomplissement d’une opération de logement de sa personne dans sa filière biologique. Cette opération répondra peut-être bien à la question "d’où est-ce que je viens ?" mais, à mon sens, nullement à la question de savoir "qui suis-je ?". Savoir d’où l’on vient peut donner un sentiment de confort, ou, au contraire, de malaise ("Je suis né d’une longue série d’ancêtres bandits, voleurs, violeurs"). Mais les réponses à cette question ne constituent pas le noyau de l’identité, que l’on continuera de chercher sans fin si l’on n’a pas, d’abord, conçu ce que l’on entend, fondamentalement, par mon identité. Et donc sa quête sur ses origines ne fait que masquer son propre mouvement de fuite devant la tâche qui lui incombe, à savoir de se donner son identité.
Tout au plus, les retrouvailles avec sa mère avaient comme motivation la question de sa dignité propre. Mais l’opération consistait, surtout, à tenter de combler un vide de la fierté personnelle, intangible et détaché de tout accomplissement, comportement, de tout avoir et de tout pédigrée. Le risque de Sidonie, dans sa démarche, était d’ajouter de la honte à son sentiment d’identité, si elle persistait à définir son identité à travers une sorte d’incorporation-identification avec la femme qui est sa génitrice. Son désir fondamental touchait probablement plus au manque de fierté, ou au sentiment de non-valeur. Chercher à s’en donner par emprunt tel que l’appartenance à une ascendance noble, à un clan méritant ("Mes parents ont été des résistants pendant la guerre") ne finira que par masquer la douleur persistante due à un sentiment de non-valeur, à une position existentielle s’énonçant par "Je ne suis pas OK".
Enfin, pour le mot même de besoin appliqué à la soif, au désir, de connaître ses géniteurs, il est inapproprié, dans la mesure même où, s’il s’agit bien d’un désir compréhensible et dès lors légitime, il ne contribue aucunement à la survie, et ne constitue donc pas un besoin.
b) Je suis boulanger.
Il est suffisamment clair que la description de notre activité ne constitue pas un élément propre de notre identité. On ne peut moralement pas, en effet, réduire la personne à son activité professionnelle. Il est simplement impensable que les boulangers soient tous pareils, voire identiques. Ceci vaut évidemment pour toutes les professions, quelles qu’elles soient.
On peut, par la description de la profession d’une personne, tirer des informations sur son système de valeurs, de priorités dans la vie. Les personnes qui pratiquent des sports dangereux ont un rapport à la vie et à la mort différent de celui des personnes qui refusent de pratiquer de telles activités, à cause, précisément, d’un rapport à la vie et à la mort différent de celui entretenu par les premiers.
c) Je suis un catholique italien, de père piémontais et de mère berbère.
De façon analogue à celle qui consiste à utiliser sa filiation biologique pour définir son identité, il existe une façon de se définir par son appartenance culturelle, nationale, historique, religieuse ou philosophique ("Je suis athée"), linguistique ("Je suis un francophone").
S’il est vrai que cela aidera nos concitoyens à se positionner par rapport à nous du fait de leurs inclusions et affinités propres, et ainsi à mieux ajuster et réguler leur proximité avec nous, cela ne dit encore rien de ce qui constitue notre identité.
d) Il est homosexuel.
Nos choix et préférences, dans divers domaines, ont souvent servi d’équivalent d’une définition de notre identité.
Il est bien vrai que si l’identité sexuelle d’une personne, même inconnue, croisée dans la rue, est vraiment floue, nous réagissons très souvent avec une sorte d’état de choc. Longtemps après en effet, nous nous remémorons cette rencontre en disant, avec plus ou moins d’intensité, qu’il n’y avait vraiment pas moyen de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ce type de réaction ne disparaît pas lorsque nous prenons conscience du fait que, quelle que soit la réponse, rien ne changerait à nos vies. On peut même dire que cela ne changerait rien à notre vie fantasmatique, du fait que nous ne rencontrerons sans doute plus jamais l’inconnu/e et qu’en outre, il n’y aurait a priori aucune raison de faire sa connaissance. Rien n’y fait : nous restons dans une perplexité suspendue, comme s’il existait une raison importante pour nous de savoir de quel sexe cette personne est porteuse, et comme si, faute de savoir, il nous restait une fièvre inextinguible. La chose est d’autant plus frappante que, pour notre vie imaginaire au moins, on peut concevoir qu’il ne serait pas indifférent de savoir que telles personnes que nous côtoyons, et qui portent tel ou tel sexe, pourraient s’intéresser à nous, et peut-être nous désirer. Alors qu’en réalité, l’inconnu/e d’il y a six ans, vu/e sur le quai de la gare par la fenêtre du train où nous étions assis, ne nous réapparaîtra sans doute jamais.
Enfin, pour notre propos, ni notre identité sexuelle ni nos préférences sexuelles ni nos choix de partenaire sexuel ne nous définissent. Tout au plus chacun de ces éléments peut-il servir à fantasmer différemment, ou à bâtir des projets de relations, mais cela ne nous donne aucune réponse aux questions de l’identité de cette autre personne ni sur la nôtre propre.
e) Elle est manipulatrice narcissique perverse.
Nos efforts de description des configurations comportementales typiques chez les gens répondent à notre difficulté à accepter longtemps l’incertitude, l’inconnu, l’imprévisibilité. C’est ainsi que nous aimons nous sécuriser par l’accolement d’un qualificatif à une personne : c’est un égoïste, un violent, une bonne pâte, une conne, un cocu, une chasseuse de mari, et ainsi de suite (nous nous sommes donné une liste considérablement longue de sécurisants, et notamment un florilège de diagnostics tirés de la psychopathologie).
S’il est vrai que les humains (on pourrait aussi dire cela de nos animaux de compagnie) "ont un caractère", il ne s’agit, en définitive, que des comportements et réactions prévisibles de l’autre, que l’on a enfermés dans un répertoire fort réduit, parfois caricatural (un vrai dur, une menteuse, un type bien, ...). Et ceci ne constitue pas un raccourci pertinent pour cerner l’identité de ces humains, ni de ces chats et chiens. Il est vrai, aussi, que derrière ces qualificatifs, nous accolons des dispositions émotionnelles et affectives, et donc l’anticipation d’un rapport ressenti comme très bon, très gratifiant, ou très inquiétant, et que cela nous fait office de carte routière pour naviguer dans le monde des promesses de moments heureux ou pas, mais pouvant aussi nous réserver des surprises douloureuses, le cas échéant.
f) Je suis toute mon histoire.
Nombreux sont ceux qui se définissent par leur histoire. Par l’accumulation de leurs expériences, leurs leçons, bien ou mal apprises, leurs bonheurs, leurs blessures, et même par l’héritage des vécus de leurs ancêtres.
S’il existe bien évidemment un "contenu" historique, et que l’on prend volontiers comme le bagage propre à notre identité, il ne s’agit néanmoins de rien de plus que de notre "banque de données", unique sans doute de par sa composition particulière, et, bien sûr, associée et enchevêtrée avec des connexions et ressentis émotionnels particuliers. Ceci parle de nous de façon tout aussi périphérique que le diagnostic psychologique ou psychanalytique que l’on peut nous accoler.
Je puis me comporter comme un hystérique, ou un état-limite, cela ne permet pas de condenser mon être dans cette étiquette, si pertinente soit-elle : elle définit en effet un répertoire comportemental reconnaissable, et, de même que mes choix politiques, je pourrais bien en changer s’il m’en venait le désir.
De nombreux psychothérapeutes se font forts de pouvoir permettre de tels changements chez leur patient, et ils ne sont pas forcément dans un délire de toute-puissance. L’âge produit d’ailleurs de mêmes changements, si l’on observe les individus longitudinalement. L’adolescent révolté, communiste, rebelle à tout crin contre l’ordre établi dans divers domaines, peut, dès la quarantaine, virer conservateur, ordonné, policé et répressif.
Qu’en est-il alors de l’identité ? S’agit-il de quelque chose de changeant, notamment à la faveur de l’écoulement du temps ou du surgissement de bouleversements sociaux, politiques, militaires ou tectoniques ? L’identité obéirait-elle à la loi panta rhei ?
J’ai un souvenir ému d’une éducatrice rencontrée dans les orphelinats de mon enfance, près de la fin de la deuxième guerre mondiale, et qui disait "Je suis juive, ma terre, c’est Israël, et je serai sioniste jusqu’à mon dernier souffle". Comme elle était jolie, enthousiaste et une meneuse déterminée, j’avais envie de me faire bien voir par elle, et j’ai bien évidemment dit que, moi aussi, je suis juif et que ma terre et ma patrie à moi serait aussi Israël. Mes sentiments quant à cet état et à ma judéité ont basculé à 180 degrés, après la visite que j’ai rendue à divers kibboutzim en 1956. J’avais rencontré un peuple de racistes plus discriminants que les nazis auxquels nous venions d’échapper miraculeusement. La discrimination que j’y ai rencontrée ne visait pas seulement l’entièreté des arabes et des musulmans de la terre : j’ai observé un rejet très méprisant des juifs entre eux, selon leurs pays d’origine. Un juif venu d’Allemagne ne serrait pas la main d’un juif venu de Hongrie, un juif venu de France ne serrait pas la main d’un juif venu de Pologne, et le "polonais" ne serrait pas la main d’un "américain"... Avec, d’abord, une grande tristesse, mais très rapidement par la suite un immense soulagement, j’ai décidé, dès 1956, que je ne me définirai jamais ni comme un juif ni comme un israélien. Ni comme belge, ni démocrate, ni psychologue (ce n’est que ma formation universitaire et, accessoirement, mon métier), ni même un mâle... Même si j’assume du mieux que je peux l’appartenance que j’ai à ce genre.
Du fait de la libération de l’Europe de l’emprise nazie grâce aux troupes alliées, j’ai conçu une immense gratitude à ces soldats venus ici pour nous sauver la vie, pour nous rendre nos libertés démocratiques. J’en étais arrivé à adorer tout ce qui représentait ou rappelait l’Amérique, les américains, la culture américaine, les valeurs américaines. Il m’a fallu du temps pour récupérer un minimum de sens critique pour oser m’éloigner de cette infatuation et retrouver ma capacité à différencier mes jugements s’agissant de l’Oncle Sam ou de son cousin Tommy. Et je n’aspire plus en rien à acquérir la nationalité d’aucun de ces pays du fait de ma dette de gratitude, inextinguible celle-ci.
4° Absence, complète ou partielle, de la notion de sa valeur propre.
Contrairement à l’esprit de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ces personnes ne s’attribuent de la valeur que par leurs réalisations, leurs possessions, leurs titres, leurs accomplissements. De telles personnes souffrent d’une grande vulnérabilité face aux échecs matériels, ou aux prétendues imperfections de leur image, corporelle, sociale ou professionnelle.
Un exemple de la dérive du sens de la valeur de la personne humaine : "Je n’arriverai plus à être enceinte, je me sens écroulée, anéantie." La femme qui parle ainsi semble penser qu’avoir un enfant constitue un de ses besoins. Ce n’est, à proprement parler, un besoin qu’en regard de la perpétuation de l’espèce humaine, mais d’aucun individu en particulier. Qu’on se rapporte à la grande différence, en cette matière entre les femmes et les hommes : on ne doute pas de la valeur de l’homme qui déclare n’avoir aucun enfant, et on trouve très normal qu’il ne s’en sente nullement dévalorisé.
Ce cri de désespoir de nombreuses femmes se double d’une confusion entre la réalisation d’un souhait et la valeur de sa personne.
Il s’agit apparemment d’une exigence importée : se donner une identité acceptable aux yeux des membres de sa famille d’origine en termes de sa valeur par une action (mettre en enfant au monde). Nombreuses sont les personnes qui ressentent comme un manque d’identité, ou comme une blessure à leur identité, comme une évaluation négative d’elles-mêmes à laquelle elles aboutissent, et selon laquelle elles n’ont pas de valeur, ou pas suffisamment de valeur du seul fait d’être nés.
Un nombre apparemment important de femmes semblent définir, sinon leur identité, au moins leur valeur par l’exercice de leur pouvoir de procréation.
Outre le fait qu’il pourrait bien s’agir d’une quête de propriété, ou de report de son propre projet de vie sur un/e descendant/e, ce positionnement à l’égard de la procréation risque de déboucher sur une inversion des devoirs intergénérationnels entre cette mère et son enfant. Celui-ci risque fort, en effet, de devoir endosser des obligations et devoirs nés des seuls sentiments d’infériorité de leur mère (ou de leurs deux parents) et qui attendent de cet enfant de les revaloriser par des comportements, des performances, par l’obtention de postes prestigieux (devenir ministre, professeur, médecin, prix Nobel, etc.). On peut, ici, rappeler l’histoire juive selon laquelle une mère, juive, priée d’assister à l’intronisation son fils au poste de président des Etats-Unis d’Amérique, confie au chef du protocole qui lui demandait ce qu’elle ressentait : "Vous devriez voir mon autre fils : lui, il est docteur".
Cela semble aussi révéler une vaine tentative de réparation de ses propres déceptions, blessures narcissiques et souffrances, avec un report surinvesti à autrui (en l’occurrence, l’enfant à qui on a donné la vie). Cette quête semble indiquer que ces femmes incluent dans la définition de leur identité l’exigence d’accomplir une mission de transmission de la vie. Façon très prenante d’assimiler son identité à ses actions. On n’est pas loin de ces formes de définition de l’identité rencontrées dans le monde des affaires, où la question-clé est "Qu’est-ce qu’il pèse ?", et où la réponse qui décernera ou non le brevet de valeur, d’OKness, est le montant des bénéfices qu’il est capable de réaliser.
On rencontre de nombreuses variantes de cette dérive de l’identité dans les quêtes de réparation du sentiment de non-valeur, de non-OKness. "Ce qui me restitue mon OKness, ça, c’est bien moi, parce que cela m’est vital."
Valeur n’est pas identité. L’identité est la réponse finale à la question de la valeur des personnes. C’est l’esprit même de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Tout le monde a une valeur humaine égale, personne n’a un "pourcentage" de valeur humaine inférieur à l’unité. |
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Qu’une femme puisse être déçue, attristée, de ne pas mettre d’enfant au monde, bien que très compréhensible, ne peut en aucun cas l’affliger d’une quelconque perte de valeur. Et pas, non plus, une quelconque altération de son identité. Il ne serait en effet pas acceptable que la réponse à la question qui es-tu faite à une femme puisse valablement être "Je suis la mère de quatre enfants", pas plus d’ailleurs que "Je n’ai pas d’enfants".
Résumons par une image : la valeur d’une personne est "dedans", comme l’est son sang. Tous deux y sont tout le temps, même quand ils ne se manifestent pas de façon ostensible (créer une œuvre et la vendre très cher, ou saigner abondamment). Nul besoin donc de chercher à en prouver la présence.
Une tentative, s’appuyant sur les trois états du Moi : Je suis ce que je pense, ce que je crois, ce que j’aime et déteste, et ce que je juge bien ou mal. Cette approche, disons sensorielle, a l’avantage de nous rapprocher du monde interne des personnes. En effet, sur le mode subjectif, les réponses qui appartiennent à ce répertoire nous donnent un sentiment de pertinence, de justesse, d’exactitude, qui nous inspirent les sentiments habituellement décrits par des périphrases du type : Je me retrouve bien dans ça ; Ça, c’est vraiment moi ; C’est vrai, c’est juste, ça c’est bien moi. Paul Valéry disait bien : L’homme heureux est celui qui se retrouve avec plaisir au réveil, se reconnaît celui qu’il aime être. Il disait aussi : Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent. Dans notre langage d’analystes transactionnels, nous dirons que nous approchons mieux la réponse à la question de notre identité en énumérant les contenus et les procédures propres à chacun de nos trois États du Moi. Dans l’Enfant, prendre conscience de ce que l’on désire, de ce que l’on craint, de ce que l’on déteste, sont autant de façons de se dire, se désigner. C’est d’ailleurs pour beaucoup d’entre nous la façon la plus parlante de donner réponse à la question "qui es-tu ?". En résumé : dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es. Dans l’Adulte, je me reconnais dans ma façon d’organiser ma pensée, le classement des informations, le travail de confrontation des informations, la planification de mes actions, la construction de mon sens du logique et du sûr, mon niveau de tolérance à l’incertitude, à l’imprévisibilité, à l’incontrôlable. Je me sens bien différent de celui qui n’organise pas sa pensée comme moi j’organise la mienne. Dans le Parent, je me reconnais dans ma définition du bien et du mal, du Juste, du scandaleux, de l’ignoble, du courageux, du méritoire et du condamnable. Je me sens en sécurité et proche de ceux qui jugent comme moi, qui ont mis en place le même système de valeurs que le mien, et qui donc ont les mêmes règles concernant ce qu’il faut faire ou dire, et ce qu’il faut ne pas faire ou dire. |
En guise de conclusion.
Ami lecteur, amie lectrice, puissiez-vous vous aimer et rester toujours fier/fière de vous, peu importe si vos actes sont, parfois, peu glorieux ou même coupables. Il vous incombe de payer ce que vous auriez cassé. Avec fierté, bien évidemment : toute la fierté due au simple fait que vous êtes vous et personne d’autre, et au fait que personne n’a jamais été ni ne sera jamais vous à votre place : vous êtes littéralement UNIQUE, et donc irremplaçable.
Enfin, ne citons ici qu’un seul des précurseurs de toute cette forme de pensée :
« La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. » (Michel de Montaigne).
Salomon Nasielski est psychologue, psychothérapeute en pratique privée, formateur de psychothérapeutes. Salomon a été un des pionniers de l’AT en Europe. |
CEPSI, s.a. (Centre d’Études Psychologiques des Systèmes Interpersonnels, anciennement l’Atelier Transactionnel).
Salomon Nasielski est psychologue, psychothérapeute en pratique privée, formateur de psychothérapeutes. Salomon a été un des pionniers de l’AT en Europe.
Il a acquis des formations approfondies dans les Quatre Écoles classiques de l’Analyse Transactionnelle, auprès de leurs formateurs, à l’occasion de nombreux stages résidentiels.
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