« Tous les hommes cherchent à être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes.
Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Blaise PASCAL (1995, pensées, London England, Penguin Books)
« Le Réveil susurre langoureusement qu’il est temps de se lancer dans une valse de bonne humeur au travers de cette journée pleine de vie. Apie Ness ce matin, baille de contentement, dans un légère moiteur transgressée d’une douce brise aux effluves de senteurs douces. Il se réveille, rasséréné de sommeil, ivre de la joie que lui inspire cette journée aux accents d’idéal. Les grillons rythment son lever tandis que les chants tenus des oiseaux lui donnent une tonicité explosive. Il se prépare pour la mise en jambe "plaine, mer et montagne" que constitue son jogging matinal. Détendu il salue son voisin qui embrasse sa femme en lui souhaitant une merveilleuse journée, il sourit à l’automobiliste qui élégamment le laisse traverser, le soleil le darde de ses rayons rédempteurs... ses yeux se goinfrent des images paradisiaques d’un décors sans faille, tandis que son cerveau se repaît de souvenirs et de perspectives aux saveurs de merveilleux, oui, cette fois-ci, il croit il est même persuadé que tout comme hier et demain ...il était, est et sera heureux et il se penche pour remercier la vie... »
Angoissant, non ?
Que se passerait-il si chaque jour nous avions à affronter une pareille perfection mielleuse d’un bonheur sans faille ? N’a-t-on pas besoin d’un peu de disette pour profiter des bienfaits de l’abondance ?
Que seraient les grandes œuvres devenues si le bonheur était partout ?
« Je me réveille la télévision crisse dans un coin de la pièce pendant que mon fils lui crie dans un autre. Les yeux me collent encore des lentilles oubliées et ma lourdeur me rappelle que je manque cruellement de sommeil. _ Le temps est au ... fixe mais pas beau, la pluie nous darde de son ballet incessant, le programme de la journée me parle d’administratif, de visite chez le comptable et... je suis heureux ... »
Qu’est-ce que le bonheur ? Quels sont les facteurs sous-jacents à celui-ci ? Pour se placer dans une perspective réductrice actuelle, peut-on être heureux en temps de crise ?
Interrogeons-nous, parcourons quelques pistes, suivons quelques routes...
Au cours d’un entretien clinique, j’ai interrogé une petite fille, dont la maman souffre de sclérose en plaque et fait face chaque jour à des limites physiques et beaucoup de souffrance, sur ce qui l’a rendrait heureuse. Elle m’a répondu cette touchante phrase :
"Que ma maman n’ai plus mal et qu’elle soit comme avant. Qu’elle se rende compte qu’elle n’est pas inutile et que je l’aime très fort tout le temps. Je suis heureuse quand le soir elle vient dans ma chambre pour me raconter une blague ou une histoire, qu’elle me prend dans les bras et me fait des gros bisous..."
Et pour vous ce serait quoi le bonheur ?
Je ne vous parle pas de la tirade philosophique, ni la torture psychanalytique sur les méandres de l’accession, mais que diriez vous à cette simple question si vous laissiez votre esprit d’enfant simplement répondre ?
Avant de continuer, vais-je vous faire l’affront de vous répéter pour la deux millième fois qu’il n’existe pas de baguette magique qui ouvre les voies impénétrables du bonheur. Non, je vais faire confiance à votre intelligence, votre acuité et vous épargner cette sempiternelle tirade pathétique, pour rentrer dans le vif du sujet.
En affirmant que je ne le dis pas, je l’énonce quand même, vous allez me dire.
Quand je disais que vous étiez futés !
L’êtes vous trop peu, assez ou de trop pour être heureux ?
« Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites ; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit – le monde étant fait comme il est – est un bonheur imparfait. … Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »
John Stuart Mill, L’Utilitarisme
En psychologie, plusieurs courants se sont attardés sur le bonheur et ses facteurs constitutifs, la psychologie positive, en particulier, en a fait un de ses sujet d’étude. |
Cette dernière est définie par Shelly Gable et Jonathan Haidt comme"...l’étude des conditions et des processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des personnes, des groupes et des institutions".
En ce qui concerne le bonheur, il existe un accord sur un point entre les nombreux philosophes qui l’observent et l’analysent : la difficulté à le définir.
En sciences, afin de permettre une avancée, il est important que les concepts usités soient définis et opérationnels. Des mots bien durs qui semblent loin de cette petite chose précieuse qu’est le bonheur. On a presque peur qu’en le mettant dans leurs éprouvettes, les scientifiques et les chercheurs le salissent et lui ôtent sa substanfique moelle, sa magie.
Alors que…
Dans ce but, des psychologues pionniers ont modifié le vocable en proposant une alternative : le BES, le bien-être subjectif (Diener, 1984) Le BES se réfère à l’évaluation que font les être humains en mettant à la fois en exergue un jugement cognitif de la satisfaction et une évaluation affective des humeurs et des émotions présentes.
Aucune définition ne pourra jamais amener à l’approbation générale, cependant nos amis les psychologues ont dans leurs pérégrinations croisés une découverte intéressante et surprenante : les éléments constitutifs du bonheur s’articulent de manière cohérente. Ces derniers englobent
La satisfaction de vie (càd l’évaluation globale de sa propre vie)
La satisfaction au sujet des domaines importants de notre vie (travail, santé, mariage,…)
L’affect positif (les émotions et humeurs à consonance positive)
De faibles niveaux d’affects négatifs
Ah quand la science rejoint la poésie dans une valse infinie, quel bonheur !
« Un succès constant dans l’obtention de ces choses que, de temps en temps, l’on désire, autrement dit une constante prospérité, est appelé félicité. J’entends la félicité en cette vie. Car il n’y a rien qui ressemble à la béatitude perpétuelle de l’esprit, tant que nous vivons ici, parce que la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte. »
Hobbes, Léviathan, I, 6
De manière générale, les études et les recherches sur ce saint Graal révèlent quelques lignes directrices : l’accumulation d’argent (même si à l’autre extrémité, la misère, peut conduire au malheur), l’introspection à outrance ainsi que la comparaison systématique ne nous approchent pas de la félicité.
A l’inverse, d’autres facteurs participent à son renforcement, parmi ceux-ci les relations humaines qui jouent un rôle prépondérant, tout autant que le sentiment d’accomplissement personnel. Ce dernier point se concrétise notamment lorsque nous prenons la décision de nous engager dans des actions qui ont un sens par rapport à nos propres valeurs et quand nous nous avançons vers une vie riche et consistante.
Certains travaux menés sur les jumeaux homozygotes et hétérozygotes nous amènent les résultats suivants :
50% du niveau de base de bonheur serait génétiquement déterminé
10 % serait lié à nos conditions de vie
40% serait lié à des facteurs sur lesquels l’individu peut agir
(d’après une étude de Diener et al., 2002)
"L’optimiste voit dans toute difficulté une opportunité et le pessimiste voit dans toute opportunité des difficultés"
W. Churchill
Et vous ?
Hégésias, personnage de l’Alexandrie du III siècle avant J.C.considérait et affirmait que le bonheur était inatteignable et que la vie n’avait pas de raison d’être et que les sages, les vrais, choisiraient la mort (Matson, 1998).
Qu’en est-il actuellement et que nous dit la science à ce sujet ?
Dans un article, Diener et Diener (1996) ont fait un tour des informations disponibles dans la littérature et ont conclut que la majorité des personnes se situent au-delà du point médian dans l’échelle du bonheur et ce y compris les individus avec un désavantage ou un handicap. Ces résultats ont été corroborés avec une enquête qui révèle que 84 % des américains se considèrent heureux ou plutôt heureux (Pew Research Center, 2006).
Ces données sont en inadéquation avec cette empreinte actuelle, cette ombre qui plane et transporte l’image d’une vie comparée à « une vallée de larmes ».
Si les humains possèdent des prédispositions au bonheur, quelle est la fonction adaptative de ce type d’émotions ?
Alors que les affects négatifs ont déjà été maintes fois mis en perspective évolutionniste et que leur présence a été justifiée dans une perspective de survie de l’espèce, les émotions positives restaient un peu sur le banc de touche (expression footballistique de bon aloi).
La théorie « élargir et construire » de Barbara Frederickson (1998) suggère que les affects à consonance positive ainsi que le bien-être seraient des substrats à partir desquels les êtres humains peuvent élargir leurs répertoires de pensées-actions, leurs ressources intellectuelles, psychologiques, sociales et physiques. Cela les mènerait à un état de confiance accrue qui favoriserait l’exploration et l’approche de nouveaux buts. Loin d’être un épiphénomène connexe, les émotions positives sont donc également adaptatives au niveau évolutionniste et amènent à des bénéfices variés.
Tel est ma quête, suivre l’étoile…
(Jacques Brel)
« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. »
Epictète, Manuel, VIII
Le bonheur est un dommage collatéral et non une fin en soi, il survient tel une plus value et s’engager de manière volontaire et délibérée dans une quête effrénée pour l’atteindre peut se révéler au mieux inefficace au pire délétère.
En 2003, Schooler, Ariely et Loewenstein ont mené et publié une étude qui suggère que l’auto-observation continuelle de son niveau de bien-être ainsi que la centration sur l’atteinte de son propre bonheur peuvent être anti-productifs et éloigner l’individu de l’objectif initial.
Dans le cadre de cette recherche, les participants écoutaient « Le sacre du printemps » de Stravinsky et avec trois protocoles de consignes différents :
1. Le premier groupe écoutait simplement la musique comme à l’accoutumée.
2. On proposait au deuxième groupe de se rendre aussi heureux que possible durant la diffusion et l’écoute de la musique.
3. Dans le dernier groupe, on leur demandait de compléter une échelle au fur et à mesure qui permettait de jauger leur niveau de bonheur en fonction du temps.
Comme on pouvait s’y attendre, les personnes du premier groupe sont également celles qui ont témoigné de la plus grande appréciation lors de l’écoute du grand classique. Cela montre également que les humeurs positives sont également associées à un faible niveau de centration sur sa propre personne (Gree, Sedikides, Saltzberg, Wood et Forzano, 2003)
Cependant, si les activités à consonance obsessionnelles avec une centration sur l’objectif ou l’auto-évaluation peuvent mener au résultat inverse à celui souhaité, certaines études (Fordyce, 1977 ; Lyubomirsky, Sheldon et Schkade, 2005) soutiennent l’efficacité de plusieurs interventions dans le renforcement du bonheur. En effet, il existe des activités librement choisies qui permettront à l’individu d’augmenter son bien-être, parmi celles-ci la méditation ou le fait de s’estimer chanceux.
Au sein du bonheur, il existe une distinction fondamentale, faite par plusieurs auteurs, entre deux factions conceptuelles
L’approche hédonique, qui s’attache à l’analyse du bien-être subjectif (dans les situations de plaisir ou d’émotions positives). Le bonheur hédonique comporte des niveaux élevés d’affects positifs ainsi que des affects négatifs peu nombreux, auquel il importe d’ajouter une satisfaction de vie subjective importante.
L’approche eudémonique centre son analyse sur la mise en branle de ressources avec comme objectif d’accroître l’autonomie individuelle, et approfondir les relations interpersonnelles. Cette approche serait source d’un bonheur plus durable et plus profond. Le bien-être se définit ici, dans la création de sens et dans le sentiment de poursuivre un but.
Ce concept (du grec eu : bon et Daimon : esprit divin) trouve son origine dans la philosophie grecque, auprès d’Aristote.
Cette discipline redonne un sens et se reconnecte avec les notions de sagesse et de modération, et leur redonne une place de choix. Elle ne nie pas la passion qui peut faciliter un développement harmonieux de l’être humain, mais elle peut également l’entrainer dans une spirale où le bien être se mêle et se confond avec une tyrannie obsessionnelle. Toutes deux coexistent et sont par leur présence garant l’une de l’autre dans une interaction en perpétuelle ajustement.
Trois formes de vie différentes trouvent leurs origines au sein des deux typologies de bonheur :
La vie agréable, qui englobe les émotions positives (par ex., la joie, la gratitude,…) (frédérickson, 2009). Les émotions positives amènent à une ouverture et un élargissement des processus de pensée qui peuvent s’étendre et s’accumuler en formant au fur et a mesure un « réservoir protecteur », une source dans lequel nous pouvons puiser face au malheur et à la souffrance.
La vie engagée
La vie riche de sens
Vu la météo actuelle et les prévisions, la station est temporairement fermée. Les pistes rouvriront ultérieurement.
A force d’écrire et de taper sur le bonheur, mes doigts collent sur le clavier et mon écran regorge de petits personnages joyeux qui me font horreur et m’irritent. J’ai besoin d’une petite dose de construction du malheur pour trouver un sens au bonheur. .
Dans son livre, faites vous même votre malheur, avec cynisme, dérision et sagacité Watzlawick nous parle du malheur.
Que faut-il attendre de l’homme ?
« Entassez sur lui toutes les bénédictions, submergez-le de bien-être jusqu’à ce que les bulles viennent crever à la surface de sa propriété comme à celle d’un étant, accordez-lui une telle réussite économique qu’il ne lui restera plus rien à faire que de dormir et de déguster de délicates friandises en discourant à perte de vue sur la continuité de l’histoire mondiale ; oui, faites tout cela et, par pure ingratitude, par pure méchanceté diabolique, il n’en finira pas moins par vous jouer un sale tour de sa façon. Il mettra son propre confort en péril et désirera posément pour lui-même quelque saleté délétère, quelque ordure coûteuse, dans le seul but de pouvoir allier au bon sens solennel qu’il a généreusement reçu en partage un peu de la futilité, ... » (Fiodor M. Dostoïevski)
Ces mots nous ramènent à une plate constatation qui existe et perdure depuis des temps immémoriaux : l’homme n’a pas été conçu pour s’accommoder d’une pure félicité. La littérature regorge d’exemples interpellant. Elle déverse son lot de catastrophes, de pêchés, de démences et de dangers qui constituent les muses de la création littéraire. L’enfer de Dante est beaucoup plus astucieux, construit et ingénieux que son paradis.
Posez-vous la question : où serions-nous sans notre malheur et comment nous définirions-nous en son absence ?
Plongé dans l’intervention paradoxale, Watzlawick, nous livre un opus reprenant sous forme de conseils pratiques, les manières diverses pour construire son malheur.
Je ne pourrais que vous conseiller ce livre (Faites vous-même votre malheur) qui, en nous guidant dans les archanges du malheur, en soulignant nos astuces quotidiennes (rumination, idée de vengeance, anticipation) et en nous proposant des exercices pratiques, nous amène paradoxalement à encore plus apprécier la vie.
Car au final, on ne peut quitter une pièce dans laquelle nous n’avons pas accepté d’entrer.
Laissons les quelques derniers mots à ceux qui savent les faire vibrer et leur donner un statut d’art et de poésie
Bonheur et présent :
"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Blaise Pascal, Pensées
Bibliographie
Traité de psychologie positive, éditions de Boeck, Sous la coordination de : Charles Martin-Krumm, Cyril Tarquinio
La psychologie positive, Rebecca Shankland, Dunod
Faites vous-même votre malheur, Watzlawick, Seuil, 1983
David Vandenbosch est psychologue, formateur, conférencier en ACT et en Mindfulness, Membre fondateur et ex-trésorier de l’AFSCC.