L’amour donné ne se reprend jamais.
Ce qui est commun à tous les mammifères, c’est le besoin d’attachement. Pas d’attachement, pas de vie. Mais l’être humain, lui, a besoin de davantage pour se développer : l’amour. Si le petit d’homme n’est pas aimé, s’il ne rencontre pas l’amour dès le premier instant de son existence, une carence va se mettre en place. Tout comme la paroi utérine, l’amour est un réceptacle qui va contenir le petit être. C’est pourquoi, il est important que l’enfant naisse dans un accueil inconditionnel de la spécificité de son être, dans toutes ses différences et son unicité qui font qu’il n’est jamais le clone de ses parents. L’enfant est l’élaboration du patrimoine génétique, psychologique et psychoaffectif de ses parents. Il est là pour apporter une parole nouvelle à partir des influences qu’il a reçues.
Toutes les personnes qui travaillent dans l’accompagnement d’enfants abandonnés, et adoptés dans le meilleur des cas, savent combien la blessure de l’abandon est indélébile. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne se colmate pas, mais on ne peut jamais revenir à un avant vierge comme si rien n’avait existé.
L’amour est devenu un concept utilisé à toutes les sauces et le plus souvent pour des situations qui en sont totalement dépourvues. Une campagne d’affichage pour les préservatifs proclamait par exemple : « La mairie de Paris aime l’amour. » Or, de quoi s’agit-il véritablement ? Non pas d’amour à proprement parler mais davantage de promiscuité sexuelle et de référence à la manière avec laquelle les individus prennent des risques sans nécessairement entrer dans un investissement relationnel qui permettrait de connaître l’autre. Dans ce cas, parler d’amour est un appauvrissement du langage et du sens. Lorsqu’il est fait mention à l’amour pour décrire la satisfaction d’une pulsion sans qu’il n’y ait ni sentiment ni rencontre de l’être profond de l’autre, c’est l’inverse de ce qu’est l’amour. De même, il est courant de confondre par abus de langage « amour » et « préférence » : « J’aime les carottes, mais je n’aime pas les haricots. »
Or, à force de réduire et d’atténuer son sens, nous avons tendance à galvauder et oublier les fondements de cette notion pourtant si essentielle à notre développement et à notre existence.
L’amour ne peut exister sans un accueil inconditionnel de l’autre ; l’amour inconditionnel n’exige pas de conditions dans la rencontre avec l’autre.
Cela signifie que nous allons accepter l’autre sans rien vouloir y changer. Dire « je t’aime, à condition que tu sois quelqu’un d’autre » est l’inverse de l’amour. Or, nombreux sont les couples où l’un des deux veut changer l’autre.
L’amour, qu’il soit conjugal, amical, filial, et quelles que soient les formes que nous souhaitons lui donner, consiste en l’acceptation absolue de la différence : « Je t’aime parce que tu n’es pas moi, parce que justement tu peux m’apporter quelque chose qui est du "non moi", et ce "non moi", je peux l’accepter même si certains aspects me gênent, me dérangent, et m’obligent à te regarder avec un angle de vue différent. » Mettre l’amour au centre de sa vie, c’est pouvoir rencontrer la différence et aller à la découverte de tout ce qui n’est pas moi. Je m’enrichis de l’autre et en lui apportant qui je suis je vais aussi l’enrichir.
Evidemment, cet amour inconditionnel de l’autre ne doit pas nous empêcher de combattre des comportements que nous désapprouvons. Nous pouvons rester dans l’amour et ne pas être d’accord : « Tu restes aimable même si je te demande de changer ce que tu fais, parce que ton comportement me gêne dans ma vie ».
L’amour donné ne peut être repris car il est toujours fondateur et génère toujours quelque chose. Mais personne ne saurait être vraiment heureux si son voisin est dans la peine. Parce que le propre des humains, c’est d’être solidaires. Hors de la solidarité, ils dépérissent : « Il faut être solidaire pour ne pas être solitaire. »
Si notre voisin est dans la peine ou la misère, plusieurs solutions s’offrent à nous : soit nous fermons les yeux ; nous coupons la radio et la télévision pour ne pas entendre le malheur de l’autre ; nous faisons comme s’il n’existait pas. Ou, au contraire, nous allons à sa rencontre pour tenter de colmater sa peine et lui apporter notre soutien.
Ce que nous vivons dans l’ici et maintenant conditionne inévitablement ce que nous allons être dans l’éternité. L’éternité n’est pas nécessairement une référence religieuse. Il s’agit de la vie éternelle, dans le sens où elle a existé avant nous et qu’elle existera après nous.
Comment mettre en perspective nos pensées avec une trajectoire beaucoup plus vaste, beaucoup plus grande, mais beaucoup plus fragile et incertaine ?
Il n’y a rien de moins affirmable que cette notion d’éternel... et pourtant la vie se transforme. Les parents ne donnent pas la vie, ils la transmettent. En transmettant la vie, ils transmettent quelque chose qui existe au-delà d’eux et qui les transcende. Dès le moment où un homme et une femme « font l’amour », ils échangent leurs gamètes ; ils fabriquent cette capacité d’accepter l’autre comme il est. Quand le spermatozoïde et l’ovocyte se rencontrent, ils sont bien obligés de rentrer dans ce télescopage qui fait qu’ils vont transmettre la vie. A travers la rencontre et l’acceptation inconditionnelle de l’autre, ils participent à apporter une réponse. Cette réponse, c’est la vie.
Mettre l’amour au centre de sa vie, c’est rencontrer la différence sans se renier soi-même. La rencontre est une insémination mutuelle qui n’est pas artificielle.
S’il y a un message à retenir, c’est qu’il ne faut rien garder « que » pour soi.
Découvrons cette capacité à ne rien garder que « pour soi », mais à garder quand même quelque chose, à garder l’amour que l’autre nous donne, à tricoter avec l’autre cet amour et à s’étayer mutuellement. La « richesse de la pauvreté », selon les mots de sœur Emmanuelle, c’est aussi se dire que lorsque nous serons à la fin de notre vie ou en train de mourir, nous devrons avoir un seul regret : celui de ne pas avoir assez aimé.
Il faut tout partager, de nos joies et nos élans, mais aussi nos peines. Il faut être capable de dire : « Quand tu fais ça, je souffre. L’écho que ça produit en moi est douloureux. »
Il ne s’agit pas de partager que des biens matériels mais aussi des idées, des savoirs, des perspectives. Partager nécessite de ne pas imposer à l’autre pour qu’il puisse choisir dans la gratuité.
Nous nous enrichissons de ce que nous donnons qui fait que l’amour est inépuisable. Chacun doit être prêt à donner sans limites et sans jamais vouloir n’en garder que pour soi. Avoir peur de manquer d’amour, c’est créer le manque d’amour.
Au début des années 1980, dans les heures sombres de la Pologne, l’auteur y enseignait clandestinement la psychologie mais aussi le massage mutuel avec le message suivant : « Ce que vous vous donnerez deux par deux, personne ne pourra vous le prendre ou le censurer. »
Il ne s’agit pas d’être dans l’oubli de soi-même, de donner dans l’excès jusqu’à s’épuiser. Il est malsain de se nier soi-même pour tout donner à l’autre. Ce dépouillement-là est impossible à vivre. Cela voudrait dire que ce que nous sommes et ce que nous possédons n’a pas de valeur. Même la pauvreté n’implique pas de s’autodétruire.
En faisant circuler l’accueil de la différence, nous faisons circuler le partage et l’acceptation inconditionnelle de l’autre.
Dans son autobiographie, le prix Nobel de la paix Desmond Tutu explique comment la culture bantoue définit l’être humain. Ubuntu ou botho sont deux expressions sans équivalent dans nos langues occidentales, qui signifient à elles seules que l’être humain est synonyme d’humanité, de gentillesse, d’hospitalité, de compassion. Elles pourraient se traduire aussi par « humanité aux autres » ou encore « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ».
Nous avons certainement à nous inspirer de cette notion africaine car elle résume en un seul mot l’essence même de la rencontre. Il s’agit de rencontrer un autre humain non pour lui prendre sa beauté et le consommer dans la sexualité, comme c’est trop souvent le cas, mais pour voir sa beauté, avoir envie de le rencontrer pour lui-même.
Alors, au lieu d’être enfermée dans l’emprise et la possession, la rencontre peut devenir partage, et l’attirance mutuelle se transformer en une espèce de danse mutuelle où chacun va pouvoir se nourrir de l’autre.
En nous allégeant des convoitises pour entrer dans le partage, inévitablement, nous ne gardons que l’essentiel.
Il est temps, pour chacun de nous, d’envisager d’entrer dans une dynamique où nous regarderions notre entourage, aussi bien dans l’entreprise, notre immeuble, notre quartier par l’optique du « tous gagnants et solidaires ».
Arrêtons de communiquer, de dire et de montrer sans aucune idée de partage. A quoi sert, par exemple, cette frénésie de mots, de sons, d’images pour promouvoir des produits inaccessibles pour la majorité d’entre nous ?
Comment pouvons-nous parvenir à partager plutôt que simplement communiquer, être impliqués plutôt que d’être simplement concernés, coopérer, œuvrer ensemble plutôt que simplement collaborer, c’est-à-dire subir ?
La parole doit être la rencontre et la solidarité. C’est ce qui doit nous permettre de partager. Entrer dans le partage et la transmission va augmenter notre humanité, alléger notre vie.
Dans certains villages en Inde du Sud, pour accueillir l’étranger, les habitants organisent une célébration et lui offrent un châle en le disposant sur les épaules. Mais il est évident que ces châles reçus ne finiront pas dans un placard, mais serviront pour honorer quelqu’un d’autre. C’est cette circulation de l’amour qui est un enrichissement mutuel car il n’est possible de s’enrichir qu’en faisant circuler ce que l’on possède.
Alléger sa vie, c’est pouvoir entrer en contact avec l’essentiel, c’est-à-dire l’amour. Nos vies seraient tellement plus agréables si donner et recevoir étaient des données de base du quotidien. L’échange et le partage, l’amour et la création sont des valeurs qui donnent un sens à nos vies. Placer l’amour au centre de sa vie, c’est renoncer à une interprétation unique, accepter que les interprétations soient multiples et qu’il y ait plusieurs réponses justes à une même question. Une des solutions consiste à ce que chacun fasse l’inventaire de ses valeurs et de ses priorités, puis voie comment il peut progressivement saupoudrer l’acceptation et la différence sur ses propres valeurs.
Personne ne peut reprendre l’amour donné. Cette transmission se fait à chaque respiration, dans le regard et dans le geste. Et c’est parce que nous savons que nous allons mourir un jour que nous pouvons donner et nous enrichir de ce que nous donnons. Quand nous pensons à nos morts et à l’amour échangé lorsqu’ils étaient vivants, nous pensons à tout ce qui a été donné, partagé, échangé. Avec le don et le partage, nous acceptons notre place dans la grande mosaïque de l’humanité.
François Paul-Cavallier
François Paul-Cavallier est formateur en psychologie et auteur de nombreux ouvrages sur la psychothérapie et le développement personnel.
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