À l’automne 1991, alors que je faisais mes premiers pas dans un laboratoire de sommeil (c’était au Centre Hospitalier Universitaire Brugmann, dans le nord de Bruxelles), je me souviens très bien m’être posé la question suivante : un aveugle de naissance rêve-t-il ? Et si oui, de quoi rêve-t-il ?
Durant de nombreuses années, ma curiosité dut se contenter de suivre un stage interminable à l’intitulé rébarbatif : « Apprendre à tolérer la frustration » ! Le mystère restait entier, personne ne semblait pouvoir répondre à ma question…
Puis vint le jour où, enfin, je sus.
Oui, absolument, les aveugles de naissance rêvent. Comme tout le monde.
Mais, alors, de quoi rêvent-ils ? C’est en examinant ce qui avait si longtemps paralysé ma pensée que nous allons, ensemble, le découvrir.
Ledit blocage résultait, en premier lieu, de ma sous-estimation, patente, des sources sensorielles extra-visuelles des rêves (surdéveloppées, qui plus est, chez la personne aveugle), sources tant diachroniques (avant le sommeil) que synchroniques (pendant le sommeil) : des rêves d’origine auditive, olfactive, gustative, somesthésique, proprioceptive, etc. Cette sous-estimation avait probablement été favorisée par mes tous récents acquis sur les pointes PGO : l’activité sous-corticale spécifique au REM... laquelle achève sa course dans la zone visuelle du lobe occipital (le « O » de PGO). Amalgamant, joyeusement, activité sous-corticale (dans la « pulpe » du cerveau) et corticale (dans « l’« écorce » du cerveau) — ainsi que REM et rêve (comme y invitait encore la somnologie du début des années 1990) —, j’avais donc fait du rêve un processus essentiellement, voire exclusivement, visuel.
Ladite paralysie résultait, en second lieu, de ma méconnaissance — encore plus manifeste — de l’importance de la dimension verbale dans le processus onirique. Dimension bien évidemment préservée, sinon renforcée, chez la personne aveugle.
Last but not least, concernant les rêves visuels, eux-mêmes (entre 60 et 70 % de l’ensemble des rêves, chez le voyant), j’ai fini par comprendre qu’ils correspondaient, très exactement, aux représentations visuelles que l’aveugle de naissance se faisait du monde. Car, pour lui — comme pour tout un chacun —, la perception est fille de la construction.
Ce dernier point mérite un petit développement. Prenons l’exemple de la perception de la couleur rouge. Mon cerveau, de concert avec mon esprit, construit (perçoit) la couleur rouge, à partir du signal que mes organes sensoriels visuels (c’est-à-dire mes yeux) lui fournissent. Le cerveau de l’aveugle de naissance, de concert avec son esprit, construit (perçoit) — pareillement — la couleur rouge, à partir du signal que ses organes sensoriels non-visuels lui fournissent. S’étayant, par exemple, sur des signaux gustatifs, la couleur rouge peut très bien être associée au goût de la tomate (fruit éminemment rouge), sur le mode de la synesthésie [1].
Sachant tout cela, rêver de la couleur rouge consiste, dès lors — pour l’aveugle de naissance comme pour le voyant —, à reconstruire (par l’intermédiaire de la mémoire) une réalité qui avait déjà été elle-même initialement construite (par le biais de la perception). Il s’agit donc d’une construction au carré !
Voilà qui illustre à merveille le fil rouge (sans faire de jeu de mots) qui nous servira de guide dans cette réflexion sur les rêves des aveugles de naissance… à savoir le paradigme constructiviste. Ce n’est que lorsque mes outils cognitifs furent suffisamment matures que pour pouvoir m’ouvrir un tant soit peu à ce méta-modèle, aujourd’hui incontournable, que je pus commencer à y voir un petit peu plus clair. Pour ceux qui l’ignorent, l’axiome de départ du fameux paradigme est : « Nous construisons la réalité qui nous entoure bien plus que nous l’appréhendons » (sans nous en apercevoir, bien entendu). |
Cela tient, tout à la fois, aux limitations intrinsèques de nos organes des sens, à celles, tout aussi intrinsèques, de notre rationalité, à la part active jouée par notre cerveau dans le processus de traitement de l’information et, enfin, à l’influence capitale de notre esprit sur la façon dont nous saisissons le monde (impact de la sphère cognitive, relationnelle, émotionnelle, pulsionnelle, symbolique, imaginaire, etc.)
Analysons, brièvement, chacun de ces points.
Phénomènes aussi distrayants qu’instructifs, les illusions d’optique dévoilent certains des mécanismes responsables de la manière dont nous inventons le réel…
Prenons un exemple tout simple. Il suffit de fixer cinq petites minutes durant un carré rouge dessiné sur une feuille blanche, pour que le rouge paraisse nettement plus pâle. Les récepteurs rétiniens sollicités — une variété de « cônes » sensibles à la couleur rouge — se seront, alors, quelque peu fatigués (notion de sensorialité limitée). Pas mal… mais il y a mieux. Si, dans la foulée, l’on se met à fixer une feuille de papier parfaitement blanche, un carré vert, de même dimension que le précédent, apparaitra en son centre, comme par magie ! C’est que, dans la zone de la rétine considérée, les récepteurs sensibles à la couleur rouge auront passé la main aux récepteurs sensibles aux deux autres couleurs primaires impliquées dans la perception du blanc : à savoir le bleu et le jaune, dont tout peintre amateur sait que le mélange donne du… vert !
Comme toutes choses perçues, les couleurs sont, donc, des phénomènes absolument relatifs. Elles n’ont pas de réalité immanente (un tel rouge pour vous, ne sera pas le même rouge pour moi) et encore moins permanente (après l’avoir fixé pendant cinq petites minutes, il sera différent, et pour vous et pour moi) !
Dans une interview accordée à la radio, j’ai entendu, un jour, Gilbert Montagné — le célèbre auteur-compositeur-pianiste-interprète aveugle « de naissance » (en réalité, ce sont les conditions de suroxygénation en couveuse de prématurité qui ont entrainé sa cécité) — déclarer qu’il savait très précisément à quoi ressemblait la couleur rouge… dans la mesure où il en avait une représentation mentale très claire (comme chacun de nous). Avec un brin de provocation, il ajoutait se rendre fréquemment au cinéma — muni de ses lunettes noires et de sa canne blanche ! — où il adorait « voir » les films... avec ses oreilles et, surtout, son imagination.
Résumons-nous. Le non-voyant de naissance invente (« voit ») la couleur rouge en utilisant :
Entre voyants (ou ayants vu) et non-voyants de naissance, seuls les périphériques diffèrent. Dans les deux cas, c’est l’imagination (laquelle doit tant au hardware qu’au software) qui est aux commandes.
Comme on imagine le monde, comme on le voit. Au sein du paradigme constructiviste, la célèbre formule de Saint-Thomas — « Je ne crois que ce que vois » — se voit retournée comme une vulgaire crêpe : « Je ne vois que ce que je crois » !
Ce qui, pour en revenir à notre pôle d’intérêt, implique cette autre règle : Comme on voit le monde, comme on le rêve.
Freud affirmait qu’« On ne tombe pas hors du monde lorsque l’on rêve » [2]. De son monde, voulait-il dire : on ne construit ses rêves qu’avec ce que l’on connait. Ce monde à nous est le fournisseur exclusif de la cour des songes, et c’est à notre mémoire (l’une des « applications » de notre software) que revient le privilège d’en assurer la livraison à domicile ; le rêve s’ancre toujours dans un réel : le nôtre.
Puisqu’on rêve le monde tel qu’on le voit (l’imagine), stricto sensu le rêve ne peut être le contraire de la réalité ! Alors que, dans l’épistémologie « réaliste » (pré-moderne), rêve et réalité sont aussi opposés que peuvent l’être le jour et la nuit (il faut veiller à « ne pas prendre ses rêves pour la réalité », n’est-ce pas ?) Dès lors qu’on ne saurait rêver ailleurs que dans sa réalité propre — celle que nous construisons tous, en permanence —, rêve et réalité constituent, forcément, les côtés face et pile d’une même pièce. Il est donc tout simplement impossible de faire autrement que « prendre ses rêves pour la réalité » ! |
Dans le registre cinématographique, le film Inception en fait l’éclatante démonstration. Dans cette grosse production hollywoodienne, sortie en 2010, et pilotée par Leonardo diCaprio, le scénariste-réalisateur, Christopher Nolan, semble avoir mis un point d’honneur à ne surtout pas s’adjoindre les services d’un somnologue… quant à un onirologue, n’en parlons même pas [3] ! En revanche, la dualité constructiviste du rêve — à savoir la réalité est à la source du rêve/le rêve est à la source de la réalité —, y reçoit un traitement magistral. Ci-après le pitch, passablement alambiqué.
Dom Cobb, le héros, est engagé par Saito, homme d’affaires japonais sans scrupules, pour implanter (to incept) une idée dans la mémoire de Robert Fischer (à l’insu de ce dernier, bien évidemment), jeune héritier d’une multinationale concurrente. La concrétisation de cette idée (« Je vais démembrer l’empire financier de papa ») permettrait à Saito de devenir le n°1 mondial de son secteur. Afin de procéder à cette inception, Cobb va faire appel à une technologie développée par et pour l’armée. Il s’agira de se rendre maître de l’intrigue de trois rêves « partagés » — se déroulant, respectivement, dans une ville, dans un hôtel et à la montagne —, emboîtés les uns dans les autres, tels des poupées russes. Ces rêves — induits, conjointement, chez la victime, chez Cobb, chez quatre de ses co-équipiers ainsi que chez Saito lui-même (voilà pour l’aspect « partagé ») — auront pour office d’activer les « trois niveaux de profondeur de l’inconscient » de Fischer.
Les « matrices » de ces rêves seront créées par un cinquième comparse, baptisé « l’architecte », et elles seront ensuite enrichies, au fur et à mesure, par l’imagination de chaque rêveur. Une fois parvenus à l’intérieur de l’intrigue du troisième songe — au cœur de l’inconscient de Fischer —, les inceptors implanteront, enfin, la fameuse idée, via la greffe d’une séquence onirique préfabriquée, dont la forme sera à la fois émotionnelle et positive (la seule susceptible d’exercer quelque influence sur l’inconscient). Cela nous vaut une scène poignante, dans laquelle Fischer-père, couché sur son lit de mort, souffle à l’oreille de Fischer-fils : « Je suis extrêmement déçu que tu aies essayé de devenir comme moi »… avant de lui confier qu’il conserve, précieusement, à l’abri de son coffre-fort, un petit moulin à vent, fabriqué, jadis, par les mains enfantines de son fils adoré… Une déclaration d’amour, donc, doublée d’une marque de confiance, toutes deux destinées à encourager ledit fils à suivre sa propre voie. Une fois la séquence greffée, il ne restera plus aux inceptors qu’à s’extraire, dare-dare, de ces matriochkas oniriques, par la grâce d’un « coup de fouet » : le choc produit par une chute en arrière [4]… s’ils ne veulent pas errer, à tout jamais, dans les limbes (un « espace de rêve non-structuré »). Au réveil, la victime prendra l’idée exogène pour sienne. Le rêve pour la réalité. Littéralement.
Dans ce récit éminemment constructiviste, nous constatons que les trois scénarii oniriques — initialement basés sur les patrons fournis par l’architecte — sont progressivement enrichis par les représentations mentales de sept rêveurs : Cobb, ses quatre acolytes, Saito et Fischer lui-même. La réalité — construite par chacun — est donc bien à la source des rêves. Et, en retour, comme le monde est rêvé, comme il s’inscrit dans la sphère mnésique (en ce compris l’idée implantée), sous formes de traces ou de souvenirs… et comme il finit par exister dans le réel (en ce compris la concrétisation de l’idée implantée) ! Le rêve est donc bien à la source de la réalité.
Ce dernier point — Comme le monde est rêvé, comme il finit par exister —, du plus haut intérêt sur le plan pragmatique, s’explique par l’action conjuguée d’au moins trois facteurs :
En ce qui concerne le troisième facteur, le Talmud [5] enseigne une règle d’or. Dans sa deuxième (et dernière) version — celle dite de Babylone (achevée entre le VIe et le VIIIe siècle apr. J.-C.) —, il est précisé que « Tous les rêves marchent selon la bouche » (Talmud Bavli, traité Berakhot, 55 b-5)… Cette formulation, quelque peu sibylline, signifie que « Tous les rêves se réalisent (« marchent ») selon la parole de l’onirocrite (« bouche ») » !
Autrement dit, toute interprétation formulée par un onirocrite — pour peu que ce dernier bénéficie d’une légitimité suffisante, aux yeux du rêveur — confère une valeur prémonitoire au rêve. Et ce par l’entremise du mécanisme de suggestion [6]. Tout rêve interprété se transforme, ainsi, ipso facto, en rêve prophétique ! Tout onirocrite se mue, automatiquement, en oniromancien ! Et point n’est besoin d’invoquer, pour cela, quelque force occulte que ce soit.
L’Histoire fourmille d’anecdotes qui illustrent ce propos. Le cas de Jules César est, à ce titre, édifiant. À l’âge de 31 ans, alors qu’il n’est encore qu’un simple petit magistrat exerçant en Espagne, il rêve, une nuit, qu’il viole sa mère ! Préoccupé, il s’en va consulter son onirocrite favori. Ce dernier se fend, alors, de l’interprétation suivante : « César violera Rome, sa mère patrie, en lui imposant sa volonté, malgré les résistances de la cité ». Fort de cette prophétie, César prend le chemin de Rome…
À l’instar des grandes figures de l’École de Palo Alto (Bateson, Jackson et Haley, puis, dans un second temps, Watzlawick, Weakland et Fisch), les tenants actuels de la thérapie systémique (terrain de prédilection pour le modèle constructiviste) appellent ce type de phénomène : « prédictions qui se réalisent d’elles-mêmes », ou encore : « prophéties auto-réalisantes ».
Signalons, pour terminer, que la dualité rêve/réalité s’avère être également un formidable ressort humoristique. En témoigne cette histoire drôle, souvent racontée par Siegi Hirsch, tête de file de la thérapie systémique, en Belgique, et grand raconteur de blagues devant l’Éternel : « Une femme est couchée dans son lit. Un homme entre dans sa chambre, et s’approche d’elle. La lumière tamisée fait apparaître un corps merveilleusement musclé. D’une voix tremblante, la femme demande : “Qu’allez-vous me faire ?” Et l’homme de répondre : “Je ne sais pas, c’est vous qui rêvez !” »
[1] Phénomène neuropsychologique relativement rare (moins de 5% de la population), par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Dans la synesthésie graphèmes-couleurs — la plus courante —, chaque lettre (et/ou chiffre) est associée(é) à une couleur différente.
[2] Une fois de plus, il avait repris cette idée à F. W. Hildebrandt (Le rêve et son utilisation pour la vie, 1875) : « Le rêve ne peut jamais se défaire du monde réel, et ses formations ne peuvent jamais qu’emprunter leur matériau de base ou bien à ce qui est apparu à nos yeux dans le monde des sens ou bien à ce qui a déjà trouvé place dans notre démarche de pensée vigile ».
[3] Une contre-vérité parmi tant d’autres : « 5 minutes dans la réalité équivalent à 1 heure dans un rêve »… ce qui ne correspond ni à la théorie hypnique d’un LaBerge (dans laquelle 5 minutes dans la réalité équivalent à 5 minutes dans un rêve), ni à la théorie hypnopompique à éveil brutal d’un Maury, d’un Dennett ou encore d’un Tassin (dans laquelle une fraction de seconde dans la réalité équivaut à une durée indéterminée dans un rêve) ni, enfin, à la théorie hypnopompique à éveil progressif d’un Goblot (dans laquelle environ ½ heure dans la réalité équivaut à une durée indéterminée dans un rêve).
Autre affirmation sans fondement aucun : « Au cours du rêve, les fonctions cérébrales sont 20 fois plus actives que la normale »…
[4] Amalgame grossier (un de plus) avec les hallucinations hypnagogiques proprioceptives.
[5] Livre de la sagesse juive. Transcription de l’enseignement oral dispensé par les grands rabbins jusqu’au Ier siècle apr. J.-C. (destruction du second temple de Jérusalem). Recueil des principaux commentaires destiné à encourager la réflexion, et, surtout, l’esprit critique, chez le lecteur du Tanakh (Bible hébraïque), et, plus particulièrement, de la première section de celui-ci : la Torah (Pentateuque, « Loi »).
[6] Pensée dont l’origine se trouve à l’extérieur du sujet, qui est véhiculée par l’usage de la parole, qui agit sur le psychisme du sujet… et finit par se transformer en acte.
Roland Pec est psychologue, psychothérapeute et somnologue responsable de l’Unité de sommeil à domicile DOMO SleepWell. Licencié en psychologie (ULB). Formation de somnologue aux États-Unis (Los Angeles). Diplômé en somnologie par la Société Française de Recherche sur le Sommeil (Université de Paris XII).Formé à la thérapie systémique brève (au MRI de Palo Alto, Californie), à l’hypnose ericksonienne (à l’IMHEB) et au travail du rêve en gestalt thérapie (à Esalen, Californie).
Unité de Sommeil à Domicile DOMO SleepWell, Centre Européen de Psychologie Médical PsyPluriel
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