La réflexion à venir se base sur l’axiome suivant : à la racine de toute angoisse, il y a l’angoisse de mort. Cette angoisse est inévitable, elle est intrinsèque à la vie humaine, et ce dès la naissance (plus précisément dès la découverte du besoin - le tout premier étant le besoin d’air). Qu’il s’agisse de sa propre mort ou de celle de ceux à qui l’on tient, que cette mort soit réelle ou symbolique, il est toujours question de l’angoisse de ne plus exister, ou de ne plus suffisamment exister. Cela signifie également que l’angoisse vient toujours de l’intérieur, elle ne trouve pas son origine dans l’environnement.
Ceci étant posé, la question intéressante devient : puisque d’une part cette angoisse est inévitable, et puisque d’autre part, fort heureusement, nous ne souffrons pas tous en permanence d’un trouble anxieux, comment nos dispositifs mentaux s’y prennent-ils pour traiter ce mal-être destructeur, pour le rendre supportable, voire même le maintenir à un niveau inconscient ? Et à l’inverse, comment se fait-il que, parfois, le traitement mental échoue, et qu’une pathologie anxieuse se manifeste, sous des formes aussi variées que l’anxiété, l’angoisse, les crises d’angoisse, les phobies invalidantes, etc.?
Pour répondre, il nous faut définir tout d’abord quelques notions de base.
Il convient de différencier la notion de « psychique » de celle de « mental ». On entend par psychique le vécu de l’expérience (c’est par exemple le plaisir, la joie, la tristesse, la souffrance, l’angoisse…) ; on pourrait appeler le psychique la pierre brute de la vie intérieure. Le mental réfère quant à lui au traitement de ce vécu ; il serait ainsi, en prolongeant la métaphore, le diamant taillé de la vie intérieure. Le mental, donc le traitement des vécus, reste pour la plus grande part inconscient.
Les processus inconscients sont un peu comme les merveilles cachées sous le capot d’une voiture. Lorsque son auto fonctionne bien, on a l’impression qu’elle roule toute seule. Ce n’est qu’à l’occasion d’une panne qu’on découvre enfin le moteur - et tous ses dispositifs extraordinaires - qui fait avancer la voiture. Voilà d’où vient la métaphore psychanalytique de l’appareil mental : un ensemble de dispositifs qui fonctionnent en permanence, à notre insu, afin de nous rendre le tranchant de la vie moins aiguisé. Dès lors que cet appareil ne fonctionne plus bien, la vie extérieure se met à cogner de manière intolérable. Et sans l’existence d’un tel appareil, la vie entière ne serait qu’une intolérable souffrance.
La mentalisation désigne précisément le processus qui permet de rendre supportables les vécus de souffrance insupportables. La dure réalité de la condition de l’homme est que la terre tourne sans lui, qu’elle tourne à un autre rythme que le sien, qu’elle tournait avant lui et tournera après lui. La pathologie mentale apparaît lorsque la mentalisation n’est plus capable de traiter correctement les vécus existentiels insupportables, inhérents à la vie humaine.
Petite précision : les souffrances se distinguent principalement par leur degré « d’insupportabilité » (cf. François Duyckaerts). Par exemple, l’angoisse est moins supportable que la simple préoccupation. Par ailleurs, alors que les douleurs physiques se caractérisent par leur sédentarité (on a mal quelque part), les souffrances psychiques se caractérisent quant à elles par leur nomadisme : elles se déplacent, tant dans le temps (par exemple : un chagrin d’hier est réveillé par un chagrin d’aujourd’hui) que dans l’espace (par exemple : un Belge peut très bien souffrir des souffrances engendrées par le dernier cyclone au Bengladesh). Une douleur morale peut toujours en cacher une autre…
Souffrance d’hier : la dépression, par culpabilité - par remord (je m’en veux d’avoir fait ça) ou par regret (je m’en veux de ne pas avoir fait ça) : abattement.
Souffrance d’aujourd’hui : la dépression, par la honte (je m’en veux d’être comme ça), et/ou par le vide (ennui) : abattement.
Souffrance « philosophique » : détresse, déréliction (« au bout du compte, on est toujours tout seul au monde », Michel Berger).
Souffrance de l’unification de soi : l’ambivalence affective (constat : je suis capable de haïr des personnes que j’aime par ailleurs profondément - ma fille, ma mère, mon mari, etc. - parfois même au point de souhaiter leur mort !).
Souffrance de la comparaison : l’envie, la convoitise.
Souffrance de l’existence du tiers : la jalousie, la rivalité (on pourrait dire : « au bout du compte, il y a toujours une troisième personne » !).
Souffrance de la perte : le deuil, le renoncement.
Souffrance de l’isolement / de la solitude / de l’exclusion : quoique ressemblantes, elles ont chacune leur spécificité ; et c’est souvent la dernière - être laissé pour compte, rester sur le carreau - qui fait souffrir le plus.
Souffrance de la résonance : la compassion, l’apitoiement, une douleur en écho.
Souffrance du futur immédiat (de l’immédiateté) : l’angoisse (toujours construite sur l’angoisse de mort : « la seconde d’après je serai peut-être mort ! ») : un accès aigu de tension.
Souffrance du futur plus lointain (de demain) : l’anxiété (basée sur la crainte soit de la survenue d’un événement funeste, soit de la non réalisation d’un événement souhaité - en ce compris le désir (par sa dimension de manque, cf. le bouddhisme) et aussi la passion : un état chronique de tension.
La tension psychique de base (vigilance accrue, état d’alerte, préoccupation) : ressenti désagréable, qui pousse à agir en vue de l’obtention d’une détente.
L’inquiétude (la crainte) : malaise psychique, déterminé par l’incertitude (le doute) liée au futur non immédiat.
L’anxiété : état permanent d’inquiétude (du latin « anxius » : inquiet), modéré. L’anxiété est strictement psychique.
On appelle l’anxiété « stress » lorsque la tension résulte des réactions de l’organisme à une agression extérieure.
La peur : inquiétude transitoire et vive, liée à la prise de conscience d’un danger défini et circonscrit. Dans le phénomène de peur, et ceci est essentiel, il existe toujours des représentations mentales : on a peur de quelque chose.
On appelle la peur « phobie », lorsque cette peur est excessive ou irrationnelle.
L’angoisse : souffrance psychique et physique, intense, née du sentiment de l’imminence (futur immédiat donc) d’un danger grave, diffus et non identifiable. Ensemble d’affects et de ressentis, caractérisés par une sensation interne de resserrement, lié à la crainte d’un malheur devant lequel on se sent à la fois démuni et totalement impuissant. Etymologie : du latin « angustia » = lieu resserré (terme topographique : un défilé, un canyon, Roland de Roncevaux est piégé dans un angustia par les Sarrasins). Aspect globalisant de l’angoisse : l’angoisse se répand partout, comme un fleuve quittant son lit. Aspect physique de l’angoisse : strictions laryngées, constrictions oesophagiennes et gastriques (reflux éventuel), spasmes intestinaux, oppression respiratoire (dyspnée, hyperventilation), précordialgies, tachycardie, tremblements, sudations… Dans le phénomène d’angoisse, et ceci est essentiel, il y a disparition des représentations mentales : on est angoissé, point à la ligne. L’objet de l’angoisse reste inconscient.
La panique (l’affolement) : crise d’angoisse (accès paroxystique), attaque violente et subite où l’angoisse envahit tout le psychisme et ne permet plus la mentalisation (d’après le dieu Pan, satyre au corps de bouc, très membré sur le plan viril, s’amusant à effrayer les jeunes filles).
L’effroi (la terreur, l’épouvante) : flot d’angoisse, qui glace, qui saisit, qui paralyse, qui sidère, qui rend « stupide » (frappé de stupeur), qui conduit à une mort psychique transitoire - « une terreur sans nom » (but des terroristes : entraver la capacité de penser des ennemis, afin d’injecter ensuite leur propre pensée à la place).
L’angoisse du nouveau-né n’est pas encore maquillée, elle est toute entière angoisse de mort. A la naissance, le petit de l’homme est en effet moins doué pour la survie qu’un vers de terre ! L’homme est un véritable marsupial psychologique. S’il pouvait parler, le nouveau-né dirait probablement quelque chose comme :
« je n’existe plus si je ne parviens pas à satisfaire mes besoins primaires ».
L’angoisse est, avec l’expérience de plaisir, l’essentiel de la vie psychique d’un être humain à sa naissance. Lors des premiers mois, le nourrisson ne dispose effectivement pas encore de représentations mentales (pas de mots, pas de pensées, pas d’images) ; son vécu est ainsi un flot continu de sensations et d’émotions.
Il est intéressant de noter que pour de nombreux psys, la naissance est elle-même l’expérience inaugurale de l’angoisse (pour Rank par exemple), le prototype de toutes les angoisses futures. C’est le passage brutal du merveilleux monde de la complétude - celui de la vie fœtale - au monde infernal du besoin). Ceci a d’ailleurs présidé à la création de plusieurs écoles psychothérapeutiques : le Cri primal de Janov, le Rebirth d’Orr, la Maternologie de Delassus… ainsi qu’à la mise au point de l’accouchement sans violence, par Leboyer.
Vers 3 mois, selon la psychanalyse infantile, apparaît l’angoisse (dite orale) de destruction de la mère (fondée sur la croyance en la toute-puissance de soi) ; et, en retour, une angoisse de destruction de soi :
« je n’existe plus si je détruis ma mère, et si par conséquent elle me détruit »
phase dite également « schizo-paranoïde ».
Vers 8 mois, apparaît l’angoisse - célèbre - de séparation (dite aussi « peur de l’étranger » ou « angoisse du 8ème mois »), qui équivaut en fait à une angoisse d’abandon :
« je n’existe plus si je ne peux plus me voir dans le miroir de l’autre ».
Vers 2 ans, apparaît l’angoisse (dite anale) de ne pas être capable d’être autonome :
« je n’existe plus si je ne peux pas faire les choses tout seul ».
Entre 3 et 6 ans, apparaît l’angoisse (dite oedipienne) de ne pas trouver son identité (personnelle et familiale) :
« je n’existe plus si je ne sais pas qui je suis ».
Entre 6 et 12 ans, apparaît l’angoisse (dite de latence) de ne pas savoir faire correctement les choses, de ne pas être à la hauteur du niveau d’aspiration des parents, des instituteurs, de l’adulte en général :
« je n’existe plus si je ne fais pas les choses parfaitement ».
A l’adolescence, est réactivée l’angoisse identitaire (oedipienne), l’identité première étant sérieusement remise en question :
« je n’existe plus si je ne sais pas qui je serai ».
Et à l’âge adulte, on voit apparaître des fixations ou des régressions à l’une ou l’autre de ces angoisses.
Ainsi donc, où que l’on soit dans le cycle de vie, l’angoisse reflète bien toujours une crainte de ne plus exister, ou de ne plus suffisamment exister.
Comment fonctionne exactement ce processus complexe ?
L’appareil mental est composé de quatre dispositifs :
Les représentations mentales (les mots, les pensées, les images, les scénarios)
Les affects (les (res)sentis, les émotions, les sentiments, l’humeur)
Les appétences (les besoins, les désirs, les demandes)
Les perceptions et les actions (qui constituent toutes deux l’interface avec le monde extérieur, les inputs et les outputs)
Les dispositifs sont reliés entre eux, formant ainsi le circuit mental. On peut se représenter celui-ci comme une sorte de carré dont les quatre coins seraient : le pôle des représentations - celui des affects - celui des actions/perceptions - celui des appétences - et la boucle est bouclée.
La mentalisation en tant que telle traduit la circulation de l’énergie psychique (libido) entre les quatre pôles du circuit.
La santé mentale reflète une circulation fluide et libre de l’énergie mentale dans l’entièreté du circuit.
Par exemple : le goût de la petite madeleine trempée dans le thé (perception) fait jaillir en moi un souvenir de mon enfance (représentation), ce souvenir me plonge immédiatement dans une nostalgie (affect), et cette nostalgie me pousse irrésistiblement (appétence) à feuilleter un vieil album photo (action).
La pathologie mentale, à l’inverse, résulte de la limitation de cette circulation dans un circuit devenu plus court, suite à la défectuosité d’un ou de plusieurs dispositifs. Au propre comme au figuré, la pathologie traduit donc un court-circuit mental !
Lorsque c’est le dispositif des affects qui est défectueux, on assiste à une inflation des représentations, lesquelles sont dès lors livrées à elles-mêmes, ne sont plus affectisées (psychoses / délire paranoïaque).
Lorsque c’est le dispositif des représentations qui est défectueux (déficit en pensées, mots, images…), on assiste à une inflation des affects, lesquels ne sont plus contenus (névrose / angoisse).
Et lorsque ces deux dispositifs sont défectueux, on observe alors une inflation des appétences et des actions (psychopathie, perversion et psychosomatique).
La mentalisation est un processus qui s’acquiert progressivement au cours du développement, par l’apprentissage de la tolérance à la frustration. L’être humain apprend peu à peu à se satisfaire d’objets mentaux en lieu et place des objets extérieurs manquants. Il crée ainsi un espace mental, une épaisseur psychique, un pare-choc de l’esprit, qui amortit les agressions venant du monde extérieur. « Qui dort dîne », comme on dit aujourd’hui !
Autrement dit, la contention mentale est la grande marmite dans laquelle bouillonne la vie psychique. La mentalisation est ce qui permet au lait qui bout (l’angoisse, par exemple) de ne pas déborder. Rappelons une fois encore que la mentalisation est un processus essentiellement inconscient.
L’investissement de l’imaginaire (la fantasmatique) est la base de l’auto-traitement. La scénarisation de sa propre vie (face à ce qui m’angoisse, je mettrai ceci en place, et telle situation en découlera), les rêves (nocturnes et éveillés), etc. Pour prendre un exemple : je me blesse et je saigne, je ressens une angoisse de mort - je suis saisi. Puis, me dé-saisissant, je pense à la capacité qu’a mon sang de coaguler ; je visualise mes petites plaquettes sanguines qui s’agrègent ; je planifie de mettre un pansement ou d’aller à la garde me faire recoudre ; j’imagine déjà la future cicatrice… et mon angoisse est ainsi contenue.
L’investissement du symbolique : investir la culture au sens large. Voir des films, des pièces, lire des romans (en particulier des thrillers, du fantastique, de la série noire, de l’horreur…), pratiquer une religion, jouer (des « games » - jeux avec règles, et des « plays » - jeux sans règles)… Autant de contenants possibles pour mon angoisse - offerts par la société.
Nous sommes par ailleurs parfois confrontés à des expériences de mort mentale - lors d’un choc traumatique, lors de l’orgasme (« la petite mort »), lors d’un accident… : nous ne sommes plus dès lors qu’un flot continu d’émotions et de ressentis. L’expérience vécue (psychique) est alors tellement dense qu’elle ne pénètre pas dans le mental (ainsi que, selon les Italiens, la caféine du ristreto ne pénètre pas dans le sang, tant elle est dense !).
Une fois sorti de cette « stupidité », l’auto-traitement consiste à mettre l’expérience à plat, à en faire le récit (à soi-même et aux autres), avec le plus de détails possible, à sortir de l’épure, à restituer à la situation sa composante banale. Cette attitude a d’ailleurs inspiré une des plus célèbres techniques utilisées en victimologie : le débriefing.
Fabriquer de la durée (cf. Jean Van Hemelrijk) : pour lutter contre l’angoisse du futur immédiat. Nous savons qu’à chaque instant, nous pouvons mourir l’instant d’après (ah, cette chère rupture d’anévrisme !). Ceci est évidemment propre à générer une angoisse de mort insupportable. Pour échapper à celle-ci, la stratégie mentale peut consister à épaissir le temps, à s’inscrire dans la durée, à se créer une historicité. On peut, par exemple, se lancer dans de multiples projets, être pétris de désirs, entretenir des relations épistolaires, commander aux 3 Suisses ou sur internet (VPC), réserver des places de spectacle (traditionnellement 14 mois à l’avance pour un spectacle Béjart !), lire des hebdomadaires plutôt que des quotidiens, regarder les émissions de TV en différé sur vidéo, faire des enfants… Chacun de ces exemples constitue un véritable pari pris sur la vie. C’est cette même stratégie qui a par ailleurs inspiré à Victor Frenkl la thérapie par la futurisation (utilisation des ressources du futur).
Fabriquer de la peur : la peur est souvent déjà le produit d’une mentalisation ! C’est le résultat d’un traitement de l’angoisse. La peur peut être conçue comme une sorte de médicament anti-angoisse ! La peur se forme, par épigenèse, sur l’angoisse. Vue de la sorte, la peur est un moindre mal. L’angoisse est dévastatrice, car elle n’est liée à aucune représentation mentale ; rien ne peut donc la contenir ; contre l’angoisse on est démuni, il n’y a rien à faire. Parvenir à arrimer l’angoisse à un objet, créer ainsi une peur, voire même une phobie, revient à réduire la souffrance grâce à la mise en place d’une contention mentale. Il s’agit en somme d’identifier un ennemi, puis de se mettre tout près de lui pour le surveiller. Voilà pourquoi il vaut mieux ne pas systématiquement essayer d’enlever leurs peurs aux enfants. Cela équivaut en fait à leur retirer un outil précieux, une arme, contre l’angoisse (laquelle, rappelons-le, vient toujours de l’intérieur). Bien au contraire, il est préférable de leur livrer des objets phobiques, tout en les dotant bien sûr d’objets contra-phobiques super-puissants !
Les contes, à mourir de peur, qu’on lit traditionnellement aux enfants au moment du coucher - dans le but précis de les rasséréner avant l’endormissement - ne sont d’ailleurs rien d’autre que des mises en scène phobiques et contra-phobiques de l’angoisse (cette dernière étant activée par la séparation d’avec les parents, par l’obscurité, la position couchée, la perte de contrôle…). Dans « Le petit chaperon rouge », par exemple, la grand-mère ainsi que la petite-fille, toutes deux dévorées par le loup, ressortent - vivantes - par l’ouverture pratiquée dans le ventre de l’animal par le chasseur ! Retenons donc qu’il ne faut pas avoir peur de la peur des enfants. Oui mon fils, oui ma fille, il y a bien des fantômes dans le placard, et on va d’ailleurs aller - ensemble - les débusquer !
Il y a plusieurs années déjà, une petite fille de six ans vient me trouver avec sa maman. Cela fait quelques mois qu’elle refuse d’aller se coucher, car elle a peur de mourir pendant son sommeil, du fait d’un avion qui rentrerait par la fenêtre de sa chambre. Sa mère lui a expliqué que cette peur n’était pas fondée, qu’une telle chose ne s’était jamais produite (c’était avant le 11 septembre) et qu’elle pouvait par conséquent dormir sur ses deux oreilles. Mais la réassurance maternelle n’y changeait rien : la petite faisait toujours autant des siennes pour aller au lit. Après les avoir écoutées, je dis à la petite que sa maman est naturellement bien intentionnée, mais qu’elle se trompe royalement : les avions qui rentrent par la fenêtre et écrasent les petits enfants, ça existe, on me l’a déjà raconté. Mais attention ! Ce qui m’a également été rapporté, c’est qu’il existe de la poudre anti-avion ! Il suffit de répandre un peu de cette poudre extraordinaire entre la fenêtre et le lit pour qu’une sorte de mur invisible protège le dormeur de tout impact fâcheux. Je connais même un magasin où l’on vend cette fameuse poudre, et c’est avec plaisir que je donnerai l’adresse à sa maman (à qui je souffle subrepticement d’utiliser de la farine ou du sucre en poudre). Trois semaines plus tard, les voilà de retour. Le problème a disparu. Mais la maman a trouvé que cette poudre était décidément fort salissante. Elle est donc retournée au magasin. Et là on lui a recommandé la crème anti-avion, à enduire sur le visage et les poignets du dormeur, afin de créer une aura indestructible. Et la petite fille de se sentir pareillement protégée, et d’accepter dès lors sans résistance d’aller se coucher.
On pourrait croire, naïvement, que la pensée magique - indispensable à la constitution de l’objet contra-phobique - n’est à l’œuvre que chez les jeunes enfants. Il n’en est rien. Elle nous accompagne tout au long de notre vie. C’est elle, par exemple, qui creuse le lit de la superstition. Je me souviens très bien de l’époque où Skylab est retombé sur terre. On apprenait alors que, poussés par les vents solaires, les satellites artificiels étaient tous voués à nous retomber sur la tête un jour ou l’autre. Ce qui produisit un véritable vent de panique. Surtout chez les Américains, bien connus pour être des fabricants de peur hors pair (cf. la chasse aux sorcières maccarthyste, entre autres). Et puisqu’ils ont également quelque don pour les affaires, on assista dès lors, éberlués (vu d’Europe), au commerce florissant, et surréaliste, de casques et baumes anti-Skylab…
Les phobies ont également souvent une fonction supplémentaire : celle de paratonnerre (ce que Freud appelait en son temps « le déplacement »). Le but est d’attirer le plus possible l’attention sur un objet insignifiant (une araignée, par exemple), et ce afin de permettre au sujet de moins souffrir, en le détournant d’une angoisse existentielle par trop signifiante (la mort de ses parents, par exemple).
A l’instar des phobies, on peut considérer que les TOC (troubles obsessionnels compulsifs) sont également, dans une certaine mesure, des dispositifs mentaux mis en place pour traiter l’angoisse. Ce sont des pensées (magiques) et des comportements stéréotypés (cérémonials) qui tentent de maîtriser le non maîtrisable, de contrôler l’incontrôlable ; à savoir le futur, et son incertitude. C’est incontestablement un rôle joué, par exemple, par la compulsion à la répétition, les compulsions de vérification, les comptages obsessionnels, les rituels de protection… et, bien sûr, la superstition.
Notons enfin que les phobies et les TOC sont des médicaments anti-angoisse qui entraînent parfois de tels « effets secondaires », qu’ils s’avèrent alors être pires que la maladie elle-même (c’est la cas de la phobie généralisée ou de l’agoraphobie par exemple) ! Mieux vaut alors suspendre le traitement.
L’hypothèse proposée ici est la suivante : notre époque étant devenue essentiellement celle de la dépression, cette dernière serait auto-traitée par l’angoisse (première épigenèse), laquelle serait à son tour auto-traitée par la peur (seconde épigenèse). Donc : fabriquer de l’angoisse pour lutter contre la dépression, puis fabriquer de la peur pour lutter contre l’angoisse !
A chaque époque sa psychopathologie. Autrefois (en gros jusqu’à la seconde guerre mondiale), l’homme occidental regardait à l’extérieur de lui-même, il prenait un point de référence : c’était le sacré, c’était dieu. Depuis lors, et pour beaucoup, dieu est mort dans les chambres à gaz des camps nazis. Et l’homme a dû alors se résoudre à se prendre lui-même comme référence. La pathologie mentale en a été profondément modifiée. Autrefois essentiellement de nature névrotique (marquée par l’angoisse, celle-ci étant liée à la culpabilité - à ce qu’on a fait) elle est devenue essentiellement narcissique (marquée par la dépression, liée à la honte - à ce qu’on est).
Du temps des Grecs, les jeunes étaient invités, au moment de la puberté, à théoriser le monde (theos oros : voir dieu ). Autrement dit à voir dieu à travers le monde qu’il a créé, à travers l’ordre, l’harmonie qu’il y a mis ; et ce de manière à pouvoir trouver sa juste place dans ce monde. Trouver sa place reste la grande affaire de tout homme sur cette planète. Or, dès lors qu’il n’y a plus de dieu, dès lors que l’homme est devenu sa propre mesure, cette entreprise devient extrêmement compliquée (peut-être sont-ce d’ailleurs aujourd’hui les psys qui jouent auprès de leurs patients ce rôle de point de référence). Et voilà probablement pourquoi nous sommes littéralement rentrés, en Occident, dans l’ère de la dépression. Une dépression particulière, marquée par la honte, le vide, l’ennui, le manque de sens et d’intensité.
Afin de sortir de cet état, afin d’intensifier le moment présent, de lui donner plus de sens et de substance, une stratégie mentale possible peut consister à se démunir du sentiment de durée, et à en revenir ainsi au vécu originel de l’immédiateté. Demain je serai peut-être mort : j’ai donc intérêt à vivre, à profiter aujourd’hui (carpe diem) ! D’où, je créé moi-même une tension, un sentiment d’urgence, un sentiment aigu de vivre, une passion pour la vie. D’où, je fais disparaître ma dépression - au profit de l’angoisse.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’époque que nous connaissons actuellement (époque éminemment « chronocide », où tout doit aller très vite, où toute satisfaction doit être immédiate) s’inscrit dans la même logique, et est par conséquent extrêmement anxiogène. Parmi les très nombreuses tentatives actuelles de tuer le temps, on peut pointer le « chat » sur internet (versus le courrier), le GSM (versus le téléphone fixe), le télétravail, les photos en 1 heure (ou même imprimées chez soi)…
Remarquons encore que les héros d’autrefois avaient pour mission d’aider les hommes à lutter contre l’angoisse de mort (ceci rejoint d’ailleurs une théorie d’Annah Arendt). Ils ne vieillissaient pas d’une ride, n’évoluaient d’aucune manière, il ne leur arrivait strictement rien (Tintin, Zorro, Superman, Peter Pan bien sûr…). Ils étaient pour ainsi dire « gelés », comme dans la publicité « Arrêtez le temps le temps d’une Stella ». Les héros d’aujourd’hui, on les trouve dans Harry Potter et Star Wars. Ce sont des personnages qui grandissent, changent, s’érotisent et vieillissent. Harry Potter c’est l’anti-Peter Pan (pour reprendre le titre d’un ouvrage récent). Ces héros d’un nouvel ordre s’avèrent donc être anti-dépresseurs, par le fait même d’être pro-anxieux !
Lorsque l’auto-traitement ne fonctionne plus bien, ou lorsqu’il entraîne trop d’effets secondaires (on pourrait aussi dire lorsque son coût devient exorbitant), un trouble anxieux apparaît. Il s’agira par exemple d’une phobie invalidante, d’une attaque de panique, ou encore d’un TOC encombrant. Il est dès lors préférable d’avoir recours à un « hétéro »-traitement.
Les Orientaux ont réfléchi à la question depuis fort longtemps. Les techniques orientales tendent essentiellement à traiter l’anxiété - en tant que souffrance de demain. Leur credo commun est la centration sur l’ici et maintenant. Le sujet y apprend pour ainsi dire à fermer la porte qui conduit à demain. Tant dans le Yoga que dans le bouddhisme, le Tao, ou encore les arts martiaux, il s’agit de prendre conscience que le futur n’existe pas (encore), que seul l’instant présent compte - et mérite dès lors d’être pleinement vécu.
La clé pour fermer cette porte : la focalisation sur le corps, son fonctionnement, ses sensations et perceptions. Et c’est en concentrant l’attention sur la respiration qu’on y parvient le plus directement. Dans le bouddhisme, par exemple, la prescription est de se libérer de l’emprise du désir (lié à demain) en se fixant sur la satisfaction des besoins (liés à l’instant présent) - cf. « les quatre nobles vérités » et « le noble chemin octuple ». De même, on peut voir la gestalt thérapie (méthode « existentialiste », centrée sur l’expérience vécue ici et maintenant), comme un avatar occidental des pratiques orientales. Toutes ces techniques s’étayent sur le même constat : l’être humain n’est capable d’anxiété que parce qu’il a le pouvoir de se projeter dans le futur. Sans ce pouvoir, point d’anxiété. Ceci est d’ailleurs démontré de manière littérale dans un curieux trouble neuropsychologique appelé syndrome athymhormique. Ce dernier découle d’une lésion subie au niveau du cortex pré-frontal, celui-là même nécessaire à l’appréhension du futur.
A côté de plusieurs symptômes invalidants, on voit apparaître un curieux bénéfice secondaire : la disparition complète de toute anxiété ! Au passage, vous aurez déduit de ce qui précède que le traitement de la souffrance de demain (lequel consiste à compresser le temps) est diamétralement opposé au traitement de la souffrance du futur immédiat (lequel consiste à épaissir le temps) !
Quelles réponses les Occidentaux ont-ils apportées au problème ?
Les techniques occidentales tendent essentiellement à traiter l’angoisse - en tant que souffrance du futur immédiat. Je veux surtout parler ici des psychothérapies dites herméneutiques. On les appelle ainsi car elles tentent de donner un supplément de sens à l’expérience vécue, une nouvelle lecture des choses (on pourrait dire aussi qu’elles fournissent au sujet de nouvelles lunettes). Ce faisant, elles poussent à l’inflation des représentations mentales. Le commun dénominateur de ces thérapies est de renforcer le traitement mental défaillant. Et, concernant l’angoisse, c’est le dispositif représentationnel de la mentalisation qui est spécifiquement visé. L’objectif est d’accroître la contention des affects, grâce à la fabrication de nouveaux objets mentaux. Parmi ces thérapies, on trouve les différents types de psychanalyse, les différents types de thérapie systémique, l’hypnose ericksonienne, la thérapie provocatrice (en particulier la technique dite du « scénario catastrophe », qui consiste à fabriquer une peur encore supérieure à la peur spontanée !), etc.
Lorsque la contention mentale des affects est à nouveau suffisante, on peut alors interrompre l’hétéro-traitement et laisser à nouveau la nature faire sont travail.
(*)Epigenèse. En psychologie dynamique : processus mental d’auto-traitement dans lequel un symptôme se construit sur un autre, plus sévère, pour finir par le remplacer.
Roland Pec est licencié en Psychologie Clinique - Université Libre de Bruxelles.
Dans le domaine psychothérapeutique, il a été formé à la thérapie familiale à l’ULB (auprès de Mony Elkaïm), à la thérapie brève au MRI de Palo Alto (auprès de Paul Watzlawick), à l’hypnose ericksonienne à l’Institut Milton Erickson de Belgique, au travail du rêve en gestalt thérapie à Esalen (Californie) et à la thérapie de couple (auprès de Robert Neuburger).
Roland Pec est psychologue, psychothérapeute et somnologue responsable de l’Unité de sommeil à domicile DOMO SleepWell. Licencié en psychologie (ULB). Formation de somnologue aux États-Unis (Los Angeles). Diplômé en somnologie par la Société Française de Recherche sur le Sommeil (Université de Paris XII).Formé à la thérapie systémique brève (au MRI de Palo Alto, Californie), à l’hypnose ericksonienne (à l’IMHEB) et au travail du rêve en gestalt thérapie (à Esalen, Californie).
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