Chronique

Cro-Magnon partage ses rêves

Par Roland Pec


Cro-Magnon partage ses rêves

Au commencement était le rêve… et, surtout, la curiosité qu’il suscitait.

Tant les hommes de Cro-Magnon [1] que les derniers hommes de Néandertal [2] (on se situe ici au niveau du paléolithique supérieur) s’intéressaient déjà à leurs rêves, et éprouvaient le besoin de les partager avec autrui.

Des grottes et des roches

Nous disposons d’éléments tangibles à l’appui de cette thèse. Une quantité non négligeable de peintures pariétales (réalisées sur les parois des grottes [grottes « ornées »]) ainsi que rupestres (réalisées sur les flancs des roches), parfois vieilles de plus de 30 000 ans, en attestent. Selon nombre de paléontologues, en effet, les œuvres en question résulteraient plus de la projection de scénarii de rêves que de scènes de la vie réelle... même si ces scénarii se référaient principalement à la réalité (les artistes préhistoriques montraient peu d’entrain à dévoiler leur imaginaire), mais toujours au travers du prisme onirique, bien sûr. Et cela laisse pour le moins… rêveur, car on a trouvé, à ce jour, pas moins de 45 millions de peintures pariétales et rupestres à travers le monde, réparties sur 170 000 sites, dans plus de 160 pays !

L’origine onirique des peintures préhistoriques se fait tout d’abord discrète, les compositions comportant des êtres humains (ou, du moins, des animaux anthropomorphes) ainsi qu’un aspect narratif demeurant rares dans les cavernes et sur les roches les plus anciennes. On en trouve déjà un beau spécimen, toutefois, dans la grotte Chauvet (découverte en 1994, en Ardèche, par Jean-Marie Chauvet), dont les peintures les plus anciennes datent de 37 000 ans. Dans la salle dite « des lions », la plus éloignée, une étonnante créature composite associant des éléments humains (bras et jambes) avec un bison, baptisée « le sorcier » (ou « la sorcière ») par les paléontologues, semble surgir tout droit d’un cauchemar (et fait immédiatement songer au Minotaure de Picasso). À sa gauche, la partie inférieure d’une femme est ébauchée, figuration très semblable à celle de la Vénus de Willendorf, datant à peu près de la même époque, il y a plus ou moins 24 000 ans (une femme fantasmée — déesse aux courbes ultra-généreuses [Vénus callipyge], symbole de fécondité et de fertilité —, donc, et non une femme réelle). Dans son documentaire très émouvant, datant de 2010 : La grotte des rêves perdus, le réalisateur Werner Herzog, se basant sur l’avis de spécialistes, affirme que « ces images sont la mémoire des rêves de nos ancêtres longtemps restés dans l’oubli ».

Ensuite, et ce tout au long du paléolithique supérieur, l’inspiration onirique va se faire de plus en plus manifeste, proportionnellement à la multiplication des compositions alliant présence humaine et narration. En témoigne la grotte de Lascaux (vieille de 19 000 ans, découverte en 1940, en Dordogne, par Marcel Ravidat), où de nombreuses peintures évoquent d’héroïques scènes de chasse, ne serait-ce que par les blessures infligées aux animaux, ou les lances jonchant le sol (parfois encore munies de leurs propulseurs). Et cette tendance va se poursuivre tant au mésolithique qu’au néolithique.

Fort de ces arguments, il n’est donc pas exagéré de penser que la culture plante certaines de ses racines les plus profondes dans le terreau des rêves préhistoriques. Ceux-ci peuvent se targuer, en effet, de figurer parmi les principales sources d’inspiration des premières œuvres d’art jamais réalisées par la main de l’homme (même si l’intention, en ces temps reculés, n’était certainement pas de « faire de l’art », mais plutôt de traiter des vécus de mal-être [voir ci-dessous]).

Du culte à la culture

Des rêves — et par conséquent des œuvres — peuplés de disparus ! Car la culture s’est constituée (et elle continue à le faire) à travers le culte des morts. « Du culte à la culture », comme disent les anthropologues. C’est parce que l’homme était (et reste toujours) incapable de supporter la souffrance engendrée par la disparition de ses personnes aimées, qu’il s’est mis à produire des œuvres à usage de reliques. Objets (au sens large, puisque certains étaient immatériels, comme la musique, la danse ou, plus tard, le théâtre) dépourvus de toute utilité pratique (« Une œuvre d’art, ça ne sert à rien ! », dixit le capitaine Haddock dans Tintin et l’Alph’Art, ultime opus [inachevé] d’Hergé, publié en 1986), mais qui, en revanche, facilitent grandement le processus de deuil. La lame de la nature s’avérant par trop tranchante, de par son implacable loi de la finitude, il fallait impérativement trouver à l’adoucir. Et ce fut l’invention de la culture, véritable meule à émousser les couteaux existentiels ! Les peintures réalisées par les artistes des premiers âges furent ainsi autant de résidus — souvent rêvés, avant que d’être matérialisés, là est notre propos — de leurs chers disparus. Des vestiges, accumulés de génération en génération, formant, progressivement, une culture locale (c’est-à-dire une tradition), puis, peu à peu, des constituants de la culture universelle (les archétypes).

Dans la grotte de Lascaux, la célèbre scène trônant dans la salle dite « du puits », vieille de plus ou moins 19.000 ans, donne à voir un homme allongé en érection. À sa droite, un oiseau est perché sur une sorte de flèche, avec, au sol, les morceaux d’une lance brisée. À sa gauche, un gigantesque bison perd ses tripes, à l’endroit précis où la pointe d’une lance est venue se ficher. Voici l’interprétation qu’en donne Michel Jouvet, « pape » français de la somnologie et de l’onirologie. L’oiseau au premier plan est là pour indiquer que la scène qui se déroule à l’arrière figure un rêve. L’homme allongé est, en même temps, l’artiste lui-même, en train de rêver (l’érection prouve qu’il est en sommeil paradoxal), et le père de l’artiste, en train d’agoniser auprès de son gibier. Scène qui s’est certainement déroulée, et a inspiré ce rêve à l’artiste.

Ce songe correspond donc bien à la production d’un reliquat imaginaire de l’objet d’attachement récemment disparu (l’objet réel), production qui a pour but d’aider le rêveur à accepter l’inacceptable. Quant à la production picturale qui en découle, elle participe d’une accélération du processus d’acceptation, via la matérialisation du reliquat imaginaire sous forme symbolique. Outre le fait d’être plus substantiel que son homologue imaginaire, ce reliquat va permettre de nouer des liens nouveaux avec autrui (le public) : il fera office d’opérateur de reliance. Ce tour ,très efficient, pris par le travail de deuil nécessite, bien entendu, un minimum de dispositions artistiques...

Travaux de deuil en cascade

Sur base de ces considérations tant paléontologiques que métapsychologiques (la métapsychologie est le nom donné par Freud au modèle théorique dont il dota la psychanalyse, modèle qui décrit la manière dont l’appareil mental s’y prend pour maintenir la souffrance psychique à un niveau acceptable), le rêve que l’homme préhistorique partage avec ses semblables apparaît à la fois comme la source, le véhicule et le produit de plusieurs travaux de deuil en cascade.

Tout d’abord, le rêve est un ensemble structuré d’objets mentaux destinés à se substituer aux objets extérieurs subitement soustraits au champ psychique à la faveur de l’endormissement. Le travail de deuil inaugural est donc engendré, tout simplement, par le vécu de perte inhérent à toute expérience de sommeil. Dès l’initiation de celui-ci, le dormeur expérimente, de concert, l’évanouissement du monde extérieur et la mise entre parenthèses de sa propre conscience réflexive. Une béance est donc creusée, qui ne demande qu’à être comblée… ce dont se charge, avec efficacité et diligence, l’activité onirique.

Ensuite, nous l’avons dit plus haut, les peintures de l’artiste-rêveur convoquent, le plus souvent, ses chers disparus. D’autant que tout porte à croire que les hommes préhistoriques croyaient déjà (comme c’est encore le cas, aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés traditionnelles) que les rêves étaient des messages adressés par des morts, habituellement familiers et bienveillants, aux vivants. Un deuxième deuil succède donc au premier. François Duyckaerts, psychanalyste « existentialiste » liégeois, définissait le travail de deuil comme un processus visant à « renoncer sans renoncer ». Et force est de constater que le rêve est un des acteurs principaux de ce subterfuge mental. Il permet de remplacer, par un objet imaginaire, l’objet réel, disparu non seulement du champ psychique, mais également du monde extérieur, et ce à tout jamais.

Défauts gommés, qualités magnifiées, cet objet imaginaire va ensuite être survalorisé, le rêve se faisant, dès lors, écrin pour objet grandiose.

Objet dont la matérialisation, sur la paroi d’une caverne, ou le flanc d’une roche, fera office de résidu idéalisé symbolique (est appelé symbolique ce qui est « moins que le réel et plus que l’imaginaire ») : l’image d’un chasseur intrépide, affrontant le mammouth courroucé, au péril de sa vie. In fine, la matérialisation picturale de l’objet idéalisé permet à l’artiste-rêveur d’« introjecter » plus aisément l’objet perdu (le mettre mentalement à l’intérieur de lui-même), de s’identifier plus facilement à lui et, enfin, d’éprouver plus rapidement à son endroit un sentiment de nostalgie… marqueur de tout processus de deuil qui évolue bien.

Mais aussitôt l’objet matérialisé dévoilé, l’artiste-rêveur se voit contraint d’entamer un troisième travail de deuil… celui de l’objet en question ! Car il ne lui appartient déjà plus. Il appartient, désormais, à tous ceux qui le découvrent, et le reçoivent, chacun, à leur manière. Puis il finit par être absorbé par le corpus culturel.

Aujourd’hui, encore, les artistes n’en finissent pas de se heurter au même type de difficultés. Une première fois lors de la finalisation de l’œuvre (dès qu’elle est signée) et de son dévoilement consécutif (dès qu’elle elle est exposée) : l’artiste renonçant, alors, à l’œuvre idéale (l’œuvre du désir). Et une seconde fois, le cas échéant, lors du départ de l’œuvre (lorsqu’elle est cédée) : l’artiste renonçant, dès lors, à l’œuvre réelle.

Au moins, avec leurs roches et leurs parois, Néandertal et Cro-Magnon n’avaient-ils pas à se confronter à cette ultime épreuve !

Nous avons dit plus haut que les rêves matérialisés finissaient par se transformer en objets culturels. C’est-à-dire qu’ils se mettaient à faire tiers pour chaque membre du groupe. À partir de ce moment-là, chacun a loisir d’utiliser ces objets internes, secondairement externalisés — ces précipités de rêves —, afin de fabriquer ses propres objets internes. Des représentations mentales qui serviront à leur tour à combler les vides creusés dans l’espace psychique par les épreuves de la vie (à commencer, bien entendu, par les vécus de perte). Des objets mentaux ayant pour office de rendre supportables les vécus de mal-être insupportables, tant au cours de l’éveil (ils prennent alors la forme de pensées, de souvenirs, d’images et des mots) qu’au cours du sommeil (sous la forme des rêves, bien entendu). Les songes des uns faisant ainsi naître, par ricochet, des rêves chez les autres.

Telle est la récursivité des processus de deuil amorcés par les artistes-rêveurs des premiers âges, dont les rêves étaient, tout en même temps, le motif, le vecteur et la conséquence. Non plus dans le chef du seul artiste, mais également dans celui de tous les membres de son groupe. Présents et à venir.

[1Cro-Magnon, célèbre spécimen européen d’Homo sapiens au paléolithique supérieur, a vécu entre environ 45 000 et 12 000 ans avant l’époque actuelle.

[2Néandertal, cousin d’Homo sapiens (avec lequel il s’est parfois croisé, ce qui explique qu’au moins 2% du génome humain non africain [Néandertal n’a jamais vécu sur le continent africain] est composé de gènes néandertaliens), a vécu entre environ 450 000 et 30 000 ans avant l’époque actuelle.

Publication proposée par : Pec Roland

Roland Pec est psychologue, psychothérapeute et somnologue responsable de l’Unité de sommeil à domicile DOMO SleepWell. Licencié en psychologie (ULB). Formation de somnologue aux États-Unis (Los Angeles). Diplômé en somnologie par la Société Française de Recherche sur le Sommeil (Université de Paris XII).Formé à la thérapie systémique brève (au MRI de Palo Alto, Californie), à l’hypnose ericksonienne (à l’IMHEB) et au travail du rêve en gestalt thérapie (à Esalen, Californie).
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