Qu’elle vienne de l’extérieur, des familles, de la société ou qu’elle soit générée par le système scolaire lui-même, qu’elle explose chez des adolescents désorientés, sans projets ou qu’elle couve chez des adultes anxieux, impuissants, eux aussi désorientés, la violence de plus en plus médiatisée et dramatisée, jugulée à grand renfort d’idées, d’engagements, d’initiatives par les écoles n’est pas un phénomène neuf dans l’institution scolaire.
Cette violence est multifactorielle. L’école comme entreprise de sélection existe bel et bien et s’il y a des adolescents délinquants et violents, le fonctionnement même de l’école ainsi que la position sociale et culturelle des élèves en porte à faux avec le contenu et les formes de transmission de savoirs, sont également des creusets de violence. On peut donc parler de violences sociales et institutionnelles, mais se laisser guider par ce déterminisme, empêche toute action sur la communication entre acteurs scolaires et induirait la désespérance dans les établissements.
Nous avons montré dans un article précédent (Marteaux, 1999) comment, par une analyse de la communication non-verbale et la prise de conscience de l’importance de celle-ci, l’enseignant peut être plus au clair, plus en phase avec ses émotions et sentiments. Tensions, conflits, agressivité, se marquent effectivement dans le corps des protagonistes.
Nous relaterons cette fois une intervention systémique dans une classe à transactions violentes, intervention portant sur l’insulte provocatrice entre élèves, induisant la rixe et laissant les enseignants désemparés. Nous montrerons comment nous traiterons de façon paradoxale l’insulte entre élèves et tenterons de déjouer avec eux ces affirmations d’eux-mêmes faussement libératrices mais réellement aliénantes.
a) Sens et violence
Vaillant (1996) distingue la violence qui provient de l’extérieur et qui s’introduit à l’intérieur du monde scolaire, la violence de la cité, de la société et celle qui naît de l’intérieur, de la vie collective d’adolescents agressifs et bruyants, mal policés et d’adultes stressés, fragilisés par l’enseignement lui-même, par le système scolaire et ses archaïsmes.
Dans les contraintes qui s’imposent aux adultes et aux élèves et inhérentes à l’école elle citera : le cadre, le savoir, les personnes.
Le cadre réunira toutes les questions concernant la gestion du lieu, espace matériel et contenant psychique, et celles du temps. Ce qui peut s’approprier, s’habiter, ce qui reste imposé, ce qui se partage, se négocie. Ce sont l’espace, le décor, l’aspect de l’établissement scolaire, la classe. Les rythmes de la journée, de l’année, les horaires et l’organisation de l’emploi du temps. Les règlements intérieurs, les codes de coexistence, le respect des lois et l’inscription dans le droit commun.
Le savoir nous orientera vers les questions de programmes. Ce qui reste imposé, ce qui se partage, ce qui se transforme, ce qu’on ose. Ce sont les matières enseignées, l’importance de l’oral, de l’écrit, de l’imagination. La place du corps, du plaisir, de l’éprouvé. Le rapport à la connaissance.
La question des personnes : adolescents et adultes interrogeront les relations qui se tissent entre eux, les pactes et les codes, ce qui s’impose ou se négocie : dans le rapport au cadre, au savoir, dans l’intimité de chacun, dans les relations avec les collègues, les copains, les parents.
b) La violence est une construction
J. Pain (1992,1999) montre bien que la violence en institution est une réponse à une autre violence (sociale, culturelle, interpersonnelle etc..). Il y a un scénario, une construction. Un événement violent permet de « démonter » une institution. Une situation violente naît toujours dans un contexte, dans un environnement, dans l’histoire du jeune et celle des adultes. Qu’est-ce que l’institution met donc en jeu dans une situation de violence ?
Du débordement d’ angoisse dans la situation violente peut émaner une demande de refondation, et il faut souvent un tiers pour remettre de la loi.
c) Paradoxale école
Le nœud central de l’institution scolaire aujourd’hui est pratiquement la double contrainte : on demande à l’école de remplir un cursus scolaire dans une société de non-emploi, avec des jeunes qui ne sont plus dans un rapport à la scolarité. Cornet (1998, 1999) a bien identifié les multiples paradoxes dans lesquels se meut l’école : l’école de la réussite déclare la guerre à 1’ échec mais doit apprendre à entrer dans une société hyper-compétitive. Le décret-mission sur l’école édicté par la Communauté Française de Belgique en 1998 (qui porte le nom de la Ministre-Présidente de l’époque L. Onkelinkx) a attribué des missions fondamentales à l’école qui ont chacune une cohérence incompatible avec les autres : le monde économique impose sa logique de rentabilité, il faut donc acquérir des compétences à l’école. Le monde social impose sa logique d’égalité et de solidarité, il faut par conséquent former des acteurs responsables. Le monde culturel imposera lui sa logique de liberté et de réalisation de soi. Ce cumul de paradoxes, dans une situation où la violence est un langage du quotidien, ne permet plus aux institutions de posséder une réponse. On retombe, à chaque fois, dans une problématique qui se focalise sur la relation : le jeune en classe qui a un problème, pense que c’est l’adulte qui fait le problème.
d) L’école comme initiation à la loi
L’école est (comme toute institution) limitatrice de toute puissance. De par son organisation, son cadre, par ce qu’elle institue, elle est créatrice de sens. Elle limite, structure, organise, balise.
Les lois, les règlements, les négociations, les concertations, tout ce qui légitime et explicite les interdits, tout ce qui éclaire le sens des lois, donne au jeune selon les âges de sa vie l’occasion de s’inscrire comme sujet et sujet singulier soumis aux mêmes contraintes humanisantes que les autres. Ainsi il découvrira qu’il est sujet de droit dans un état de droit. Defrance (1992 compare l’école à un état de droit avec, en principe, le même jeu de séparation des pouvoirs. Or, dit l’auteur, tous les pouvoirs sont dans les mains de l’enseignant ; ceci expliquera, par exemple, que la punition d’un élève qui insulte sera assimilée à une vengeance (et pas la sanction légale d’un acte illégal). L’incohérence des règles et sanctions empêchera la construction même de la loi. Si on sanctionne un comportement anodin et on laisse passer des actes graves, la loi sera vécue comme l’expression d’un caprice de celui qui a le pouvoir d’imposer sa loi. En ce qui concerne les modes d’évaluation des connaissances, nous sommes dans le même non-sens, le professeur sera juge et partie. Il instruit et donne une note, l’élève ne pourra plus avouer son ignorance, ses incompréhensions.
L’état de droit suppose que le citoyen obéit à la loi parce qu’il l’élabore avec les autres. A l’école, dans le quotidien, seule l’obéissance est exigée sans que soient développées les capacités à faire la loi ensemble, dès lors l’apprentissage de la citoyenneté est manqué. L’école devrait être un lieu d’apprentissage de la démocratie, d’apprentissage de la participation. De l’articulation de sa liberté à celle de l’autre. Ce devrait être un lieu où l’on rédigerait les lois ensemble, l’on s’y tiendrait, et l’on sanctionnerait. Un lieu où les conflits seraient réglés par la parole et non par les coups. Célestin Freinet en développant le conseil en classe, il y a 50 ans, ne disait pas autre chose.
Nous avions déjà relevé (Marteaux & Scandariato, 1990 ; Marteaux. 1994) combien il était difficile de travailler en thérapie familiale avec des adolescents des deuxième et troisième générations issus de l’immigration envoyés sous la menace d’un renvoi par le système scolaire, et porteurs d’une étiquette de « patient désigné ».
Il y a quelques années, nous sommes intervenus dans une classe de troisième professionnelle en section arts graphiques. En cours d’année le titulaire, jeune professeur de dessin, fait appel à nous car ne pouvant plus gérer les interactions violentes dans sa classe. Celle-ci rassemblait « encore » (plusieurs avaient été renvoyés et d’autres étaient en décrochage) une quinzaine d’élèves de 15 à 18 ans, comptant ainsi un retard appréciable. Certains s’étaient retrouvés en section arts graphiques ne sachant trop comment, au gré d’exclusions d’autres établissements.
L’école, située dans un des quartiers les plus pauvres de Bruxelles, rassemble une population majoritairement issue de 1’ immigration maghrébine. Plusieurs fois, nous étions intervenus dans cette école se caractérisant par une direction et un corps professoral progressistes, ouverts aux interventions extérieures. La fracture sociale, la dualisation et la paupérisation se marquaient dans un tel enseignement, et plus particulièrement dans cet établissement implanté dans une commune défavorisée.
Au mois de janvier, le titulaire demande à nous rencontrer et nous explique le cercle vicieux des chahuts puis des bagarres. Le processus est toujours le même : certains élèves commencent à « jouer » à s’insulter en utilisant l’invective « ta mère » (N’mak en Arabe), étant sous-entendu les parties intimes de l’anatomie maternelle et l’usage que l’on pourrait en faire... Cette insulte, gravissime chez les Maghrébins, moins connotée chez les occidentaux, avait le don de chauffer certains jusqu’au moment où le « jeu » se terminait, et l’on entrait dans la réalité de l’invective et de la blessure pour finalement en venir aux mains. Les professeurs étaient impuissants. Même si certains parvenaient vaille que vaille à canaliser cette violence, d’autres se déprimaient de plus en plus. C’est après plusieurs semaines de tensions que ce professeur (toujours de noir vêtu, il nous dira qu’à 30 ans il porte le deuil de ses espoirs d’enseignant... !) s’adresse à nous. Il nous décrit les cycles interactionnels en classe, les personnalités des élèves, les systèmes d’alliance etc...
Après analyse de cette demande, nous lui demandons de transmettre deux choses à la classe :
Les dessins laissèrent entrevoir comment, à travers un graphisme violent empruntant aux tags et à la bande dessinée et révélant des talents certains, ils se voyaient l’un l’autre : certains sont représentés sous forme d’armes, d’oiseaux de proie, tous sont affublés de surnoms de personnages de films, de B.D. ou même de truands célèbres (Mesrine par exemple). Mais ces dessins ne sont jamais injurieux ou disqualifiants, il y a en quelque sorte un consensus de violence, une culture unanimement partagée. Ils sont solidaires et en même temps deux ou trois leaders apparaissent missionnés par d’autres, et finalement aliénés dans une identité de perturbateur. Ce sont eux qui investissent cette position paradoxale, ils sont créatifs, riches, doués pour leur section et ...au bord du renvoi.
Les descriptions des problèmes de la classe apparaissent comme suit (nous laissons l’orthographe telle quelle) : « de toute façon on vit dans la violence, alors c’est pour cela qu’on est violant... » ( Abdel), « ... il faut des sorties car on a l’impression d’être des fous... » (Yasmina), « ... sa pourra changer en les menaçant de renvoi et en nous donnant du travail relaxant, il faut plus de sorties et moins d’ ipocrites... » (Youssef), « ...il faut séparer les cas qui ne s’entendent pas, sortir plus, les cours sont toujours la même chose, c’ est monotone... » (Nabil), « ...les profs doivent être plus coule... Nabil doit passer chez un psiciatre. Il faut plus de sorties car on est enfermé... » (Bruno), « ...il faut arranger la classe, la repeindre, changer les élèves... » (Otman), « ...changer d’air, faire des sorties... » (Driss), « ...les profs devraient avoir des fouets... » (Christophe), « ...il faut faire des sorties, changer le décor de la classe... » (Newil), « ...il faudrait changer la personnalité de certains (genre lavage de cerveau), mais ce n’est pas possible. Sortir, oui, ils seraient plus calmes avant et ce serait le bordel après... » (Miguel), « ...je veux simplement réussir mon année... » (Karim).
On le voit, cela ne manque pas de saveur. Ils dénoncent l’autre (contrairement aux représentations des dessins) comme cause de violence, avancent des solutions irréalistes (ex. les sorties déjà tentées), et puis il y a le repli dépressif : « tout cela ne sert à rien... ».
Lorsque nous intervenons pour la première fois, notre venue ayant été expliquée par le titulaire, nous faisons irruption dans une classe-bunker : arrivés en haut du local, nous descendons un escalier et nous nous trouvons dans un local cubique en béton. Pas d’affiches ni de posters aux murs, pas de tags, rien... Le chahut est indescriptible, nous mettons un quart d’heure pour obtenir un relatif silence et nous présenter. J’ai la curieuse impression d’être le dompteur dans la cage aux fauves. Passons sur les quolibets concernant les psychologues plus fous que les patients... Puis nous leur proposons un jeu : nous leur faisons se désigner deux « champions » qui sont les leaders-fusibles par lesquels les chahuts s’initient. Chaque « champion » tour à tour se désigne un coéquipier et ainsi se forment deux équipes. Une fois celles-ci achevées, nous disposons assis, face à face, à chaque extrémité de la classe les deux « champions » assistés dans leurs dos de leurs équipes respectives. La consigne est simple : « tour à tour vous vous insultez, et lorsque vous êtes à court de " munitions", vous demandez l’aide de vos équipiers ! ».
Grande fut notre surprise, alors que nous étions prêts à intervenir physiquement si le jeu dégénérait, de constater la pauvreté et la timidité des invectives. Le « ta mère » revenait souvent mais presque murmuré, les insultes perdaient toute charge agressive. Même poussés, inspirés par leurs équipes, nos deux « champions » apparaissaient nus, incapables de surenchère dans la violence verbale, d’une pauvreté créatrice confondante et les invectives se terminaient en double-messages, le contenu était injurieux mais annulé par une voix atone et un grand sourire. Ce qui aurait dû les faire « flamber », signait dans ce changement de contexte leur impuissance à provoquer l’autre.
Ceci fut analysé, et à partir de là, les points de ruptures lorsqu’ au cours l’injure-jeu se transformait en agression de l’autre et puis en coups.
Les interventions suivantes furent consacrées à des séances de sculpting par lesquelles, grâce à une représentation corporelle non-verbale mobilisant temps, espace et énergie, chacun représentait la classe, certains professeurs et ensuite le sculpteur lui-même. Nous ne détaillerons pas plus ces trois ou quatre séances mais une image forte montrait une enseignante voulant fuir, en rampant, échappant ainsi à la classe...
Larguèche (1983,1993) analyse très finement l’effet-injure. Elle démonte l’acte de discours de l’expression injurieuse, séparée de son contexte. Cette pragmatique de l’insulte pose la question : qui parle ? à qui ? de qui ? devant qui ? pour obtenir quel effet ? Ceci pour en arriver à cerner « l’effet injure ».
L’auteur prend en compte l’effet de contexte. Très souvent, en effet, il n’y a pas de relation duelle injurieur-injurié mais une relation triangulaire injurieur (celui qui insulte), injuriaire (le témoin que l’on veut convaincre, le public si l’on veut) et l’injurié (l’insulté). Dans notre classe, l’injurieur tente de mettre l’injuriaire (les témoins) de son côté. L’insulte « ta mère »
étant ici une injure référentielle. A l’opposé, l’injure interpellative tente de toucher le point faible, vise à blesser.
Ce qui blesse dans l’injure systématisée dans cette classe, c’est la vraisemblance chez le témoin (l’injuriaire) d’être du côté de l’injurieur, c’est l’ opinion qu’il a de la personne prise pour cible, plus que de la justesse de l’argument, c’est se faire insulter devant d’autres.
Chez l’injurié, dit Laguerche (1994), les choses sont plus complexes du fait du décalage qu’il y a en chacun de nous entre l’image que l’on pense donner de soi et celle que l’on donne effectivement. Ainsi le qualificatif peut être reconnu comme juste, objectivement, mais ce qui touche, ce qui blesse, c’est la valeur négative qu’y imprime l’injurieur (ce serait l’insulte et le ton « espèce de pédé » par exemple à l’encontre d’un homosexuel). Il faut donc complexifier l’aphorisme « il n’y a que la vérité qui blesse » et se demander si l’injure blesse parce qu’elle est juste ou si elle est juste parce qu’elle blesse !Dans son livre sur l’ agressivité humaine, Van Rillaer (1975) distingue l’ agressivité défensive (due à la conservation de soi) et l’agressivité plus spécifiquement narcissique (liée à l’amour propre), mais il dira qu’en dernière instance l’ agressivité, au sens qualifié du terme, apparaît toujours comme une réaction narcissique. Souvent d’ailleurs, une des formes d’agression les plus efficaces réside dans l’attaque ou la mise en question du corps propre. Ce sont les insultes vis à vis des obèses, des petits, des acnéiques etc.. rien que prononcer le mot « bouton » peut entraîner chez des adolescents, une colère ou une réaction physique violente.
Avec l’attaque du moi, coexiste la non-valorisation du moi. Cette agressivité surgira dès que le sujet n’a plus le sentiment d’être reconnu ou valorisé. C’est la situation où le partenaire (le professeur par exemple) apparaît comme un être suffisant, imbu de son savoir, qui disqualifiera une classe ou un élève. L’agressivité pourra dès lors être une tentative pour briser l’anonymat (" nous sommes tous cons... ») et de se réintroduire dans le circuit des échanges interpersonnels.
Van Rillaer (1975) distinguera également le moi (et ses atteintes narcissiques) et l’idéal du moi « l’idéal du moi permet à l’individu de s’humaniser grâce à des valeurs ou des idéaux auxquels il tente d’être fidèle. Il leur est attaché comme à lui-même car il lui offre l’occasion de se dépasser ». L’insulte adressée aux parents (« fils de p... », « ta mère... ») touchant la corde sensible apporte des « appréciations » déplaisantes concernant les objets d’admiration. Cette mise en question de l’idéal du moi est éprouvée comme une blessure narcissique, quand bien même l’adolescent éprouve de l’hostilité à l’égard des personnes (parents ou amis) attaquées.
Nous emprunterons encore à Van Rillaer (1975) cette idée selon laquelle « pour préserver son identité, l’individu, outre le fait qu’il doit se raccrocher à une image de lui-même (le moi) et à des valeurs (l’idéal du moi) doit désigner au dehors un ennemi » (p. 198). Cette idée nous sera très précieuse car elle nous permet d’expliquer la formation des bandes d’adolescents et des sous-groupes dans les classes, quitte à ce qu’ils se comportent entre eux avec le même mépris ou la même agressivité que développe le « dehors » vis à vis d’eux. Dans cette classe, l’agressivité apparaîtra comme le point de départ des formations de groupes. L’unité, l’association, se feront contre un autre groupe ou au détriment d’un bouc-émissaire (l’enseignant parfois). C’est la haine de l’autre qui unit et pas l’idéal positif.
Comment décoller des élèves de leurs comportements qui sont agis dans des codes et des rituels répétitifs que sont l’insulte et la violence physique ? Telle était la gageure. Nous avons décidé de leur faire jouer des comportements agressifs et ce, dans un espace protégé où nous garantissions la sécurité de tous. Espace de jeu, espace transitionnel défini par Winnicott (1975) dans lequel on a l’impression de créer la réalité et où cette illusion est maintenue. Continuellement, nous oscillerons entre la réalité de l’agressivité et sa représentation sous forme de jeu, afin de les faire s’observer eux-mêmes, jouant des scénarios qui les manipulent et sur lesquels, par effet d’emballement, ils n’ont finalement plus prise.
Pour cela, je me suis inspiré de stages effectués avec Boal en théâtre forum et théâtre-image et de la technique du Drama. Le Drama est une méthode pédagogique venue de Grande-Bretagne et qui y est très utilisée dans les écoles, qui a pour objectif la découverte de potentialités, de connaissances et d’aptitudes par un processus collectif de nature artistique et ludique. Au travers de leurs sensations et sentiments ces élèves ont vécu, dans un jeu dramatique codifié, les processus qui mènent à des découvertes dans leurs champs sociaux et culturels. Le Drama est donc une méthode pédagogique (il sert à apprendre), un ensemble de techniques au service de cette méthode : on apprend avec sa grammaire (l’insulte distanciée) et ses références (toucher l’autre en utilisant ce qui me blesserait moi-même). Le Drama dans un espace et temps donnés, donne à voir, à écouter, à éprouver à ceux qui y participent. Il s’agit d’une technique ludique et non d’une expérience d’acteur.
Comme intervenant, nous étions cependant metteur en scène de la violence produite par ces élèves tout comme, selon Andolfi (1980), le thérapeute est metteur en scène du drame familial. Utilisant diverses techniques de jeux apprises lors de stages d’expression dramatique (Boal, Ramet, Saïdi), je suis parti du présupposé suivant : en s’insultant, ces élèves (se) jouent des personnages. Croyant répondre à leurs émotions, ils sont en fait jouets de codes et de rituels s’enchaînant et provoquant des escalades symétriques. Afin d’identifier les contradictions entre ce qu’ils ressentent et la façon dont ils expriment des émotions de colère, de haine, il faut déconstruire ce qui cause la colère et décoder ces émotions. Il faut abattre ces mécanismes, le « masque » de l’acteur dirait Boal (1983), le masque de l’élève dirais-je. Si ce n’est pas Mohamed qui se fait insulter mais le « personnage » de Mohamed construit par son protagoniste, dès lors la perspective change.
Dans la verbalisation qui s’ensuivit nous voulions que les élèves annulent leurs caractéristiques personnelles pour laisser émerger celles de leurs personnages (le caïd, le frimeur, le bouc émissaire etc..). Pour cela il faut d’abord ressentir l’émotion du personnage (se « dédoubler », se regarder de l’extérieur en quelque sorte) et ce, dans un corps décontracté afin de transmettre à l’autre ce que l’on ressent pour qu’il puisse le ressentir à son tour. Il y eut donc déconstruction verbale de l’insulte, analyse de qui (en tant que personnage, pas individu) est insulté : quel est l’effet ressenti ? et puis transmission de tout cela.
Dans le deuxième jeu, le jeu de « sculpting » , nous nous inspirions des techniques de théâtre-image (B o al 1985). Cette technique que nous utilisons également en thérapie familiale et en formation de thérapeutes familiaux consista pour des élèves à utiliser le corps des autres, sculpter des statues, de manière à mettre en évidence émotions et sensations. Il leur était interdit de parler (performance extraordinairement difficile, paroles et rires étant utilisés très défensivement). La sculpture achevée (il y eut successivement trois sculptures), représentait les interactions souvent agressives, empreintes de rapports de force entre eux ou entre le groupe et les enseignants. Nous demandions alors au sculpteur de réaliser un autre ensemble afin de montrer sa solution idéale aux problèmes posés. Dans la première phase, on montre l’image réelle, dans la seconde l’image idéale. Ceci n’est pas sans rappeler le travail de Caillé (1983) utilisant la technique du sculpting en thérapie de couple. Nous demandions enfin de montrer la phase de transition afin de passer d’une situation à l’autre. Autrement dit, comment changer, transformer la réalité ? A cette étape, chaque élève du groupe-spectateur put proposer ses transformations. Nous passions ainsi en quelques séances du groupe ennemi et antagoniste au groupe solidaire et coopératif.
La communication interhumaine est faite de rituels qui s’enchaînent et se répondent (exemple : le bonjour, le salut chez les militaires). Si l’on brise la réponse au stimulus, il y a crise (exemple : ne pas répondre à une personne qui vous demande « comment ça va ? »). Les élèves de cette classe à transactions violentes utilisaient les gestes (le bras d’honneur, le majeur pointé etc..), le regard (moqueur), et l’insulte comme rituels. Ces rituels régulent leurs rapports sociaux, l’un répondant à la provocation de l’autre qui y répondait à son tour etc.. et ils juraient la main sur le cœur que le provocateur était l’autre bien entendu ! (Cf. la ponctualité discordante citée par Watzlawick, 1972). Ce codage régulait et rassurait la communication, elle devenait prédictive. Ils répondaient tous de la même façon à la même provocation, confirmant ainsi qu’ils étaient bien identiques...
En leur enjoignant de s’insulter, nous avons inversé les codes, ce qui les obligeaient à innover et sortir du cadre. Le jeu prescrit a agi comme une injonction paradoxale, c’est à dire une proposition « insultez-vous » contenant un paradoxe « vous ne faites que jouer à vous insulter », vidant ainsi l’insulte de son contenu agressif, d’où l’introduction d’une absurdité confusionnante dans la relation. Les deux équipes étaient dans le paraître, le comme si. En les dissociant des attitudes « pathologiques » dans lesquelles la tendance répétitive et compulsive à s’insulter renforçait la rigidité du système au service de l’homéostasie, nous les avons placés dans un contre-paradoxe en utilisant une prescription paradoxale (Selvini-Palazzoli, 1978), vidant le contenu de l’insulte de son enjeu de prise de pouvoir sur l’autre et arrêtant ainsi l’escalade symétrique.
De façon pragmatique, Larguèche (1994) prône le décodage d’une situation de violence déclenchée par l’insulte : quel rôle tient celui qui m’injurie ? Que cherche-t-il à obtenir ? L’élève insultant l’enseignant attaque- t-il la personne ou la fonction ? Cette évaluation de la relation permet de « dépolariser » les rôles d’ injurieur et d’injurié et de prendre la situation dans son ensemble. Larguèche préconise aussi d’analyser le type d’injure (insultes spécifiques ou non) afin de se poser la question « qu’est-ce qui ne va pas chez l’injurieur ? ». Un élève dans sa fonction d’enseigné n’est-il pas injurié potentiel par les multiples paradoxes de l’institution scolaire (cf. supra) reportant ainsi son agressivité sur la relation enseignant-enseigné. Il s’agissait donc de déjouer l’utilisation de l’insulte dans le jeu relationnel.
Notre intervention a permis — et ce n’est pas négligeable nous l’avons vu — de faire se décaler ces élèves de la crudité, de la réalité de l’insulte. Ils étaient dans un jeu dans lequel ils se croyaient les plus forts, le plus hâbleur était gagnant. En fait, du fait du pourrissement de l’ambiance et l’élimination lente mais inéluctable des plus violents, ils étaient tous perdants.
Ce travail sur l’insulte, sa fonction dans le groupe et sa dynamique fit qu’ils purent se distancer, c’est à dire relativer les choses, attendre, analyser, différer les réactions. Le travail de verbalisation permit cette distanciation à l’égard de la réalité immédiate, à l’égard des émotions et des images.
Freud (1893), cité par Van Rillaer (p. 230) 1975) explique que « l’être humain trouve dans le langage un substitut de l’acte, substitut à l’aide duquel l’affect peut être abréagi ». Il illustre cette idée, dans une conférence de 1893 disant que « le premier homme qui a utilisé des mots d’insulte à la place du javelot est le fondateur de la civilisation ».
Très modestement, nous avons essayé de désamorcer la violence par le dialogue permettant le dépassement des impulsions, de l’irritation et de l’agressivité. Une étape ultérieure (supérieure) que nous n’avons pu atteindre faute de temps, aurait peut-être permis de reconnaître que leur situation personnelle avait une dimension humaine générale (le destin de l’immigré) leur permettant ainsi de se dégager de leurs problèmes passionnels.
Travailler l’insulte, l’invective, en situation, n’était pas sans risque ni dépourvu d’humour non plus, et ceci dans le chef de tous les acteurs. Intervenant dans une classe à transactions violentes, devant des élèves tendus, méfiants, n’ayant rien à f... d’une intervention « psy », ceux-ci progressivement se déridèrent, et à la tension se substitua parfois l’humour (non pas l’ironie méprisante) qui est une façon de relativiser avec sympathie (Binswanger, 1942 in Van Rillaer, 1975).
Nous conclurons cet article sur une note légère, contrastant peut-être avec la gravité du propos, en reprenant la définition que propose Van Rillaer (p. 228) de cet humour, voie royale de la distanciation et antidote à l’agressivité : il est une « prise de conscience à l’égard de ce qui semble aller de soi. Il suspend l’enchevêtrement habituel des événements. En disant gaiement les choses graves et en formulant gravement les choses gaies, il transforme en bizarrerie ce qui usurpe le masque de l’Absolu. Les paradoxes qu’il manie ouvrent un nouvel horizon, une aire de jeu, un champ de liberté ».
Références
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Alain Marteaux est Psychothérapeute systémique à Bruxelles (Ixelles et Etterbeek). Alain est aussi Formateur à l’Institut d’Etudes de la Famille (Bruxelles), à l’Ifisam (Bruxelles), à Tabiyeen (Liban). Il a également suivi une Masterclass en Récits de Vie (thérapies narratives) chez l’asbl les Réveilleurs d’Histoires et une formation diplômée en « Accompagnement des personnes traumatisées : fondements théorique et pratiques » (en ligne au Training Institute for Psychology and Health averc Moîra Mikolajczak et Isabelle Roskam).
Il est Membre de l’European Family Therapy Association, de l’Abipfts (Association belge des intervenants en psychothérapie systémique), et du Groupement belge des formateurs en thérapies systémiques.
Il est aussi Titulaire du certificat Européen de Psychothérapie (CEP) délivré par l’Association Européenne de Psychothérapie (AEP).
40, av. du 11 novembre à Etterbeek (1040)
3, square du Solbosch à Ixelles (1050)
marteaux.alain@gmail.com
0476/62.28.60