Chronique

Soyons moins réactifs !

Par Pascal Aubrit


Soyons moins réactifs !

Soyez réactifs ! Voilà bien une injonction de notre époque. Valeur essentielle prônée dans l’entreprise, qualité sportive indéniable, plus-value objective dans des mondes où l’on fustige les mous, les lents et tout ce qui pourrait représenter un signe d’apathie.

Progressivement, un glissement sémantique s’est opéré entre la capacité d’adaptation, d’une part, et la réactivité d’autre part, cette capacité à agir vite face à une stimulation de l’environnement. Lorsqu’une équipe de foot remonte au score, on dit qu’elle a bien réagi, mais on utilise également les mêmes termes pour qualifier pêle-mêle la mise en place d’une politique d’urgence face à une situation de crise ou le plan d’action triennal d’une entreprise qui lui a permis de se repositionner sur le marché : ils ont bien réagi. Or, ça n’est pas la même chose.

La réaction pour se prévaloir du danger

En tant qu’animal, la capacité de réaction est très utile. Fuir lorsque le prédateur arrive ou au contraire lui faire face pour combattre, faire le mort parce qu’il est déjà trop proche pour avoir une chance de lui échapper sont des façons d’agir plus adaptées à la réalité que de tenter un dialogue avec lui sur la nécessité de créer une société non violente. On aura reconnu le fight-flight-freeze [1] cher aux comportementalistes et sur lequel la littérature pullule. Ces mécanismes nous rappellent à notre condition animale : il nous reste un instinct et il est utile dans certaines circonstances.

Ainsi, dans certaines activités ou disciplines, la réactivité est primordiale et travaillée en tant que telle. Je pense bien sûr au sport de haut niveau, et en particulier aux disciplines qui comportent un taux important d’incertitude ; je pense également à l’entraînement des troupes militaires d’élite : lorsqu’on intervient sur une prise d’otages ou en zone de conflit, la réactivité aux ordres comme aux exigences de la situation ne tolère pas l’approximation, ni la perte de quelques centièmes de seconde. De la même manière, la réactivité sera très utile au volant pour effectuer un freinage d’urgence parce qu’un chien traverse la route devant vous. Et dans une société où de nombreuses choses s’accélèrent, être réactif peut représenter la marque d’une adaptation logique et ajustée. De là à en faire l’étalon de la performance, il n’y a qu’un pas.

Car réagir a ses limites. En effet, pour être réactif, donc rapide, il est nécessaire de faire l’impasse sur de nombreux paramètres normalement à l’œuvre dans une prise de décision : réflexion préalable, dialogue, consultation, maturation, seront donc évincées du processus. En sport, on considère que la réaction la plus efficace face à une situation donnée est la réponse motrice qui ressemble le plus à un réflexe. On parle d’ailleurs d’arrêt réflexe du gardien de but. Il s’agit d’un abus de langage, puisqu’un réflexe, au sens physiologique, est une réponse motrice dont les circuits de décision ne passent pas par le cerveau et se contentent d’emprunter les neurones de la moelle épinière pour gagner du temps. Il s’agit d’une métaphore avec les limites que cela comporte, mais cela illustre bien notre propos qui devient le suivant : à force de vouloir se contenter de réagir, on ne réfléchit plus.

Redécouvrir un positionnement centré

A l’autre extrémité du spectre, nous trouvons l’action ou la parole précédée d’un moment de pensée, de réflexion, voire de dialogue, de prise en compte des conséquentes éventuelles des actes que nous nous apprêtons à mettre en œuvre. Ce temps de latence entre le moment où nous faisons face à une sollicitation extérieure et celui où nous agissons à notre tour est particulièrement déterminant, par exemple afin d’éviter les conflits intempestifs.

Plus précisément, il s’agit même d’un organisateur de la civilisation. Car pour vivre en société, il faut bien user de diplomatie, de tempérance et se garder de réagir trop vite aux sollicitations extérieures sous peine d’être rapidement placé face à une alternative : subir l’autre ou entrer en conflit avec lui. Eh oui, il arrive que les points de vue et les opinions divergent.

Un bon exemple de ce que pourrait produire un monde dans lequel nous nous contenterions de réagir nous est fourni par les réseaux sociaux et les forums de discussion sur internet. Nous y sommes invités à réagir à ce qui est dit ou montré. Un article est suivi d’un certain nombre de réactions, comme celles que nous attribuons aux contenus de notre fil d’actualité Facebook. Et il n’est pas nécessaire d’avoir fait de hautes études en analyse du comportement pour constater que les débats n’y conduisent dans l’immense majorité des cas qu’à deux alternatives complémentaires : on est d’accord ou bien on entre en conflit. Toute position mitigée, nuancée, médiane, tombe dans un gouffre, celui de la disparition de la pensée. Et l’Épochè grec [2], la fonction de suspension du jugement, force est de constater qu’elle n’est pas à la mode. Pourtant, nous avons tous à gagner dans le fait de prendre une pause et de questionner la spontanéité comme valeur universelle.

Spontanéité, émotion et différence

Soyez spontané ! Ce paradoxe relevé depuis longtemps par les équipes de Gregory Bateson à Palo Alto est habilement disséminé dans le discours du développement personnel moderne. Couplé avec le déni de l’agressivité et celui de la violence fondamentale, il participe du fantasme d’une société utopique composée de gentils agneaux et de méchants loups. Ces derniers ayant suivi suffisamment de stages de méditation pleine conscience, de psychothérapie et de communication non violente pour être enfin parvenus à rejoindre les rangs des premiers. Dans cette société angélique, la violence n’existerait plus et la spontanéité serait enfin omniprésente, car les êtres y vivraient en symbiose avec leur environnement ; la symbiose signifiant ici cet état indifférencié où l’on vit exclusivement en réaction avec l’autre, puisque nous ne formons qu’un.

Pourtant, il y a bien du spontané à cultiver chez l’être humain. Celui-là est émotionnel, il s’agit de l’infinité de ce que nous ressentons tous et toutes face à une situation, quasi-simultanément avec la perception de celle-ci. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas cette spontanéité-là qui est mise en avant. Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire : « moi je suis spontané, je ressens et je vis mes émotions pleinement pour moi-même et ça nourrit mes relations avec les autres ? » Ou bien encore : « J’aime les gens spontanés, ceux qui peuvent laisser transparaître leurs émotions en ma présence ? (et sans nécessairement m’envahir avec) » C’est rare. En revanche, vous avez certainement entendu dire : « moi je suis spontané(e), je dis ce que je pense ». La méprise est là, puisqu’en fait de spontanéité, il s’agit en fait d’un aveu qui traduit davantage l’incapacité à garder des choses pour soi que la capacité à pouvoir être au contact de ses émotions. Ces dernières, sont ici une force motrice incontrôlable qui pousse à dire ce qu’on est inapte à taire.

La réactivité permanente s’apparente alors à un défaut de contenance : je réagis, parle et agis dans la précipitation, parce que je ne peux faire autrement, parce que je ne parviens pas à laisser faire en moi le travail d’élaboration entre les émotions et la pensée ; ce travail qui conduit à une mise en acte en conscience, en présence à soi-même et à l’autre.

Découverte de l’âge de raison

Revenons un peu en arrière, dans les premières années de la vie. Le petit enfant n’est pas équipé pour agir autrement qu’en réaction à l’environnement. Son appareil psychique encore immature place les émotions au centre de sa vie affective, ce que nous gagnerions tous – cela dit en passant – à conserver une fois adultes. Il est tributaire de la façon dont son environnement sera en mesure de tolérer ses débordements inévitables, notamment face aux terribles colères de la première adolescence (autour de 2-3 ans). Bien sûr, si son environnement ne peut tolérer ces débordements, l’enfant développera une capacité à les contrôler, au point même qu’on dira souvent de lui qu’il est sage comme une image. L’enfant s’adapte à tout, y compris à porter des masques à l’école. Mais il en paie le tribut, tôt ou tard.

Invoquer la résilience comme une formule magique qui ferait disparaître les traumatismes est significatif d’une époque qui refuse de se confronter à ses angoisses les plus tenaces.

Quelque part entre 6 et 8 ans survient l’âge de raison. L’enfant se dégage progressivement de l’emprise que ses pulsions pouvaient avoir sur ses actes et son comportement. Petit à petit, et s’il a eu la chance de bénéficier d’un accompagnement suffisamment bon jusque-là, il découvre la tempérance, les compromis, la nuance, le raisonnement. Il ne réagit plus seulement ; il peut désormais agir en fonction du compromis auquel aura abouti le dialogue entre sa perception des choses, les émotions associées, la réflexion opérée et l’intégration du point de vue de l’autre. Selon le degré d’urgence, l’un de ces pôles prendra éventuellement le dessus : la réflexion s’il s’agit d’un problème de calcul à l’école ou les émotions dans une situation d’urgence, nous l’avons déjà évoqué.

Autrement dit, un adulte qui ne peut agir qu’en réaction est une personne dont on peut penser qu’elle n’a pu accéder complètement à l’âge de raison. Une partie d’elle-même est probablement restée bloquée à un niveau de maturité où les émotions – insuffisamment étayées – continuent d’envahir la sphère psychique et où les pulsions sont reines.

Réagir ou s’éparpiller

Mais lorsque la réaction devient un mode de comportement promu au niveau sociétal, lorsque même des hommes d’Etat réagissent sur Twitter au lieu d’agir de façon réfléchie, autrement dit lorsqu’ils transmettent leur excitation et leurs pulsions au lieu d’apprendre à les contenir, que se passe-t-il ? Pire encore, lorsque Twitter suspend ces mêmes hommes d’Etat, de crainte que les citoyens se mettent à surréagir à leurs réactions, alors face à quoi nous trouvons-nous ? Probablement face à un moment clé d’une société très régressée, voire simplement immature, incapable de nuance, prise dans un grand écart entre une gestion froide et décorrélée de ce qui fonde la relation humaine, d’une part, et un état d’urgence émotionnel permanent à l’autre extrémité, le même état qui pousse le petit enfant à déborder en tout sens parce qu’il n’est pas encore en mesure de contenir.

Dans cette situation, il nous paraît sage d’apprendre à être moins réactifs, pour reprendre prise sur nos actes et nos décisions. On réagit au plus vite pour éviter de sentir, pour se débarrasser de l’angoisse, comme le joueur se débarrasse du ballon parce qu’il ne sait pas quoi en faire. Oubliant qu’être réactif, c’est demeurer tributaire du mouvement des autres, comme le domino au centre de la chaîne tombe, victime du mouvement d’ensemble dans lequel il est pris.

Arrêtons de rebondir. Se mettre en position centrée consiste à prendre le temps de ressentir l’endroit où on est pour reprendre un peu de responsabilité. Si c’était un slogan, cela donnerait : ralentir pour l’avenir.

Pour aller plus loin :

- Réveiller le tigre de Peter Levine, admirable démonstration clinique de l’efficacité d’une part des thérapies psychocorporelles et d’autre part de notre part animale à l’œuvre.
- La violence fondamentale de Jean Bergeret.

[1instinct de survie : fuir, combattre ou faire le mort

[2pochè est un mot grec (ἐποχή / epokhế) qui signifie « arrêt, interruption, cessation ». En philosophie, et par la suite en psychanalyse, ce terme désigne la suspension du jugement.

Publication proposée par : Aubrit Pascal

Pascal Aubrit s’inscrit dans le courant de la psychothérapie relationnelle. Ce champ disciplinaire est basé sur le postulat suivant : quelle que soit la technique utilisée par un thérapeute ou ses outils, c’est avant tout la relation qui soigne.

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