De nombreuses personnes frappent à la porte des psys lorsqu’elles ont des difficultés à réguler leurs émotions. Ce qui était vrai hier l’est encore plus aujourd’hui, la période de pandémie dont nous sortons à peine a mis les psychismes à rude épreuve. Nous ne mesurerons probablement que dans quelques années ou décennies le niveau et le nombre des vagues de conséquences, probablement aussi nombreuses que celles qui dénombraient les rebonds du virus.
Ma participation récente à un article d’Alexandra Pizzuto pour Marie Claire sur les éponges émotionnelles m’a replongé un moment dans la question de la régulation émotionnelle, qu’on réduit beaucoup aujourd’hui au concept mal délimité d’hypersensibilité. Je conseille au passage et sur cette question la lecture de ce dossier sur Cairn-info.
Étonnante époque en effet, où la différenciation pose question et pose problème à de nombreux étages, et où, très logiquement, chacun revendique pour lui-même et pour les autres un diagnostic qu’il pourra brandir comme une carte d’identité, comme pour espérer s’extraire de l’angoissante masse de ses semblables. En tête de ces diagnostics, l’hypersensible (c’est moi) et le pervers narcissique (c’est l’autre) règnent sur un monde manichéen, dans lequel le bipolaire complète souvent la figure.
Or, en psychopathologie on apprend que si la santé mentale pouvait être définie, elle consisterait à être fait d’un peu de tout, tout en étant suffisamment adapté à l’environnement. Nous sommes donc, si tout va bien, un peu schizos, un peu paranos, un peu maniacos, un peu dépressos ; tout est histoire de curseur et d’époque. En effet, un diagnostic est lié au contexte historique et sociétal dans lequel il est posé.
Considérons ce curseur en définissant la sensibilité comme la conscience de mon corps et de mes émotions. Si l’hypersensibilité se trouve à l’une des extrémités du curseur, il existe donc nécessairement une hyposensibilité, à placer à l’autre extrémité. Pour une fois, penchons-nous quelques instants sur les hyposensibles.
Une revue des connaissances existantes, autrement dit une recherche Google effectuée en quelques minutes, semble indiquer que l’hyposensibilité est un terme principalement employé dans le cadre des troubles autistiques. L’insensibilité à la douleur, à la chaleur ou au froid, par exemple, en seraient des indicateurs. Il s’agirait donc d’un symptôme au sein d’une pathologie complexe et non de la figure inversée de l’hypersensibilité, telle qu’elle est utilisée aujourd’hui à tort et à travers.
Pourtant, si je rencontre effectivement de nombreuses personnes débordées par leurs émotions et leurs sensations, j’en rencontre tout autant ou presque qui ne sentent rien ou presque. Aux questions suivantes : « Que ressentez-vous ? », « Comment vous sentez-vous ? » ou bien encore « Qu’est-ce que ça vous fait ? », la réponse qui, pour autant qu’elle puisse prendre des formes diverses, n’en demeure pas moins la même, c’est : « pas grand chose ».
Circulez, y a rien à voir, à côté de moi, une enclume est plus émotive.
Vu de l’autre bout du curseur, pour celui ou celle qui passe ses journées entre crise d’angoisse, accès de rage et chagrin dévorant, cet état peut être enviable. Et pourtant, quelle souffrance de ne pas sentir, de ne pas pouvoir éprouver ce qu’on vit à l’aune du prisme émotionnel et d’être privé de mots pour le décrire ! Bien sûr, il s’agit souvent d’une souffrance qui n’est pas consciente ; quand on ne sait pas ce qui nous manque, on en est moins peiné. Mais l’entourage, quant à lui, ne se privera pas de vous faire remarquer votre froideur, votre distance à vous-même, votre manque d’empathie ou votre rigidité. A force d’entendre qu’on a autant d’empathie que le buffet en chêne massif du salon lorsqu’on s’y cogne le gros orteil, ça finit par poser question.
Le célèbre neuroscientifique Antonio Damasio nous avait démontré dans l’Erreur de Descartes que contrairement à l’opposition dialectique de la raison et des émotions, sentir est premier. Aucun choix ne se fait de façon complètement rationnelle, l’émotion est intimement associé à tout processus cognitif.
Ainsi, si les personnes très sensibles peuvent parfois être prises de confusion dans leur vie parce qu’elles sont envahies par leurs émotions, les personnes hyposensibles ou peu sensibles, sont gênées d’une autre manière. Parce que leur système émotionnel n’est pas suffisamment fluide, leur pensée rationnelle tourne en boucle sans destination. L’élan sensible leur faisant défaut, ils errent dans une rationalité d’ordinateur, difficilement capables d’exprimer aux autres leur mal-être, puisqu’ils éprouvent la plus grande difficulté à en être conscient, essuyant les reproches d’un entourage excédé par leurs comportements froids, distants, neutres.
Et pourtant, l’enclume est bien utile pour forger, solide, fiable, presque inaltérable. C’est rassurant, si rassurant qu’il ne sera pas rare de croiser des couples à la sensibilité la plus diamétralement opposée. Une personne à fleur de peau sera parfois bien aise de vivre avec un hyposensible qui ne s’enflamme pas au moindre changement, qui réfléchit posément, trop parfois peut-être, qui offre un solide point d’attache à partir duquel elle pourra virevolter dans l’exploration de ses émotions sans se perdre. (Tiens, ne retrouverait-on pas ici une actualisation du vieux couple hystérique-obsessionnel Freudien ?) L’hyposensible, quant à lui, pourra faire système avec l’hypersensible pour ressentir par procuration, trouvant chez l’autre ce qui lui manque. Il leur faudra cependant une sacrée dose de tolérance pour se supporter toute une vie, les grands écarts sont aussi riches et stimulants qu’ils sont épuisants au quotidien.
Mais comment devient-on hyposensible, si tant est qu’on ne naisse pas ainsi ? Peut-être en grandissant dans une famille où les sentiments sont tus, voire réprimés, comme les patients dont on pourrait se dire parfois qu’ils ont grandi dans un congélateur émotionnel. Peut-être parce qu’il y a eu tellement de trop (trop de douleur, trop de peur, trop de chagrin) que le psychisme a instauré un barrage défensif radical pour protéger l’intégrité mentale de l’individu. Les histoires sont multiples et mon objectif n’est certainement pas d’ajouter un nouveau diagnostic à la mode à la liste de ceux dont – vous l’aurez compris – je me méfie largement. Je souhaiterais simplement introduire l’idée qu’hyper ou hypo, nous sommes d’abord sensibles, juste sensibles.
Nés avec un certain capital, notre sensibilité a certes été altérée par les conditions dans lesquelles l’environnement a pu l’accueillir ou la rejeter, la réprimer ou l’exciter, la contenir ou la faire exploser. Ainsi, nous nous sommes peut-être retrouvés à l’une ou à l’autre extrémité du curseur que j’évoquais plus haut. Mais plutôt que de s’y accrocher, peut-être y a-t-il un chemin qui mène vers un peu plus de tempérance, un concept bien désuet aujourd’hui.
Le travail psychothérapique ne résout pas tout, loin s’en faut, mais correctement distillé, il peut aider à mieux réguler la sensibilité pour échapper à la dichotomie du tout ou rien. Apprendre à ressentir sans être débordé, naviguer sur le flot de notre sensibilité sans s’y noyer, ce pourrait être un projet d’avenir.
Pour aller plus loin :
• « Hypersensibilité » : un mot fourre-tout ? sur Cairn.info, cité plus haut.
• Hypersensible, je suis une éponge, un billet dans lequel je filais la métaphore de l’éponge jusqu’au chauffage central…
• Le Moi-peau de Didier Anzieu demeure un concept crucial et un ouvrage de référence pour comprendre les problématiques de la régulation émotionnelle et corporelle, apprécié aussi bien bien du côté des neuro-sciences que de la psychothérapie relationnelle et humaniste. D’aucuns diront qu’il a pris beaucoup chez Bion, ce qui aura permis en ce cas de rendre ce dernier plus accessible, ça n’était pas du luxe.
• Antonio Damasio, Sentir et Savoir, la moelle de la pensée de l’auteur de l’Erreur de Descartes en 200 pages à peine.
Pascal Aubrit s’inscrit dans le courant de la psychothérapie relationnelle. Ce champ disciplinaire est basé sur le postulat suivant : quelle que soit la technique utilisée par un thérapeute ou ses outils, c’est avant tout la relation qui soigne.
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