Un regard qui se détache d’une foule maussade, le cri de joie d’un enfant qui fête notre retour, un murmure à notre oreille, la caresse du soleil, notre corps qui frissonne au contact d’un autre ou le souvenir d’un bon jeu de mot surgissant avec malice… Riche est la gamme du plaisir, infinies ses variations. Ni tout à fait bonheur, ni tout à fait jouissance, il en est parfois l’annonciation. Quel régal en effet de se savoir l’élue de celui vers qui les regards convergent ce soir. Les papilles frémissent, l’épiderme se lisse, les poumons s’oxygènent, les tensions s’apaisent esquissant le plus souvent un sourire sur nos lèvres.
Qu’il surgisse à l’appel du désir ou pour apaiser un tourment, le plaisir communique à notre corps, à notre âme, convoqués à l’unisson, une sensation de bien être infini. Expression d’une satisfaction immédiate ou d’un souvenir dont les reviviscences joyeuses nous portent vers la béatitude, sa qualité semble évidente dès qu’elle se manifeste. Plus ou moins éphémère, elle est génératrice de forces. Et c’est là son miracle… sonne la fin d’une déchirure. Le calme après la tempête. La détente après l’effort. Invitation à l’accord, elle symbolise la paix, l’harmonie, couronne la patience, récompense les efforts, justifie les espoirs. Différent dans sa source comme dans ses effets, chez les uns et les autres, selon les âges, les origines, les civilisations, le plaisir avance un peu comme une énigme. Celui d’une grand-mère qui observe sa petite-fille n’est pas celui que prend celle-ci à être observée, mais l’un et l’autre se confortent et s’encouragent. Celui d’un enfant savourant un bonbon n’est pas celui qu’il éprouvera adulte lors d’une rencontre amoureuse, pourtant le nourrissant en son essence, il y présidera.
Du latin placere, à l’origine plaisir était un verbe : plaisir, faire ce qui est bon, ce qui agrée. Semant au passage « placebo » et son fameux effet (au sens propre, je plairai) à l’opposé duquel on trouve le plus funeste « nocebo » (je nuirai) on peut imaginer combien le plaisir est lié à la santé s’il définit la sensation agréable que (nous) procure ce qui (nous) fait du bien (ne nous nuit pas).
Les choses n’allant pas sans leur contraire et les mots étant ce qu’ils sont… reflets de nos maux et de nos tourments, de nos bonheurs et de nos réussites, voyageant pour mieux débusquer nos états d’âme, interroger notre complexité, soupeser nos contradictions, à l’opposé du plaisir, le dé-plaisir, entre déception et contrariété, vexation et dégoût, douleur et désespoir, est symbole de souffrances physiques ou psychiques ressenties avec plus ou moins d’intensité, là encore selon les circonstances, les natures, les sensibilités, les histoires. Marquant à la fois le contraire du plaisir mais aussi sa négation, il nous en signale l’absence, en affirme le manque, et renforçant son appel, en évoque les bienfaits. Nous invitant à sublimer nos peines, à y puiser d’autres forces, dans l’espoir de trouver ailleurs ce qu’elles nous refusent, oui, le plaisir est indispensable à la vie.
S’il est des plaisirs dont on ne doute ni de la teneur ni des bienfaits, il m’est arrivé de me demander ce qui couvait sous cette notion quand la façon dont elle se manifestait n’avait pas la force de l’évidence que revêt la béatitude qui se dégage du visage de celui dont les désirs ont été assouvis. La dégustation d’un plat mijoté avec amour, la voix de l’élu de notre cœur qui apaise notre doute à l’instant où nous pensons à lui, ne prêtent pas à confusion. Mais la jubilation du conducteur qui grille un stop sous l’effet de l’alcool ou s’adonne à des excès de vitesse vertigineux par goût de la transgression, alors que ce faisant il est non seulement susceptible d’attenter à sa vie mais aussi à celle d’autrui laisse songeur. Qu’une maman, souffrant d’obésité, se propose d’allécher son enfant déjà gavé de beurre de cacahuète, avec un cornet de pop-corn, nous interroge. Et que certains aspirent à porter leurs débats intimes ou orgies sexuelles sur la place publique rend sceptique sur la nature du plaisir retiré. Il ne s’agit pas de morale. Ni d’invitation à la répression. En terme de plaisir, chacun est maître de savoir ce qui lui convient. Il s’agit de se demander, si l’excès de plaisir ou son exhibition ne symbolise pas le doute de celui qui l’a éprouvé à l’égard de ce qui a été éprouvé. Comme une mise en abyme, destinée à révéler que ce qui a été pris ou donné pour du plaisir n’en était peut-être pas tant ou pas seulement, puisqu’il n’a pas suffi à procurer cet apaisement rare que confère le bien-être.
L’art de cultiver le plaisir avec bonheur s’entend garde un caractère énigmatique tant il suppose un talent dont nous ne sommes pas tous doués au même titre. Certains plaisirs, plus communicatifs ou convaincants que d’autres, suscitent notre admiration ou notre désir ; plus clairs ou plus mystérieux, ceux qui les ressentent nous épatent et l’attraction qu’ils exercent sur nous souligne nos frustrations. Sans aller jusqu’à catégoriser les plaisirs entre bons ou mauvais, vrais ou faux, ni s’ériger en juge du bien et du mal, on peut imaginer que certaines conditions de vie, d’éducation, d’amour, développent un sens du plaisir plus épanouissant, aux effets heureux plus aptes à être universellement reconnus comme tels, alors que dans d’autres, violence ou indifférence en auront rendu l’abord délicat. Ainsi le plaisir lié à la réalisation d’une vengeance ou à l’observation du malheur n’a pas une portée aussi aimable que celui lié au succès de son poulain ou à la réussite d’une entreprise créatrice.
Le plaisir ne se contente pas de symboles. Il a besoin de présence, de chair, de réalité, de couleurs, de sons, de parfums, de contact, pour combler les sens et activer les heureuses réminiscences comme source assurée du bonheur de vivre. Parfois aussi il s’imagine, les rêves sont alors précieux pour le nourrir, et sa perspective encore plus riche en sensations heureuses que sa réalisation. Ainsi les journées de l’enfant qui attend sa fête d’anniversaire déjà s’égayent, et celles de l’amoureux qui s’imagine les heures à venir avec sa moitié se font plus délicieuses. Quand le plaisir se profile prometteur, cette promesse en soi est source de bonheur. Les plaisirs s’alimentent au souvenir pour nous projeter dans l’avenir. Comme mus par un heureux mécanisme, nous n’en saisissons pas tous les ressorts, mais ne voudrions pas que les bienfaits nous en échappent.
L’attente, si elle vient à s’éterniser, créant usure et saturation, peut imperceptiblement nous faire glisser du plaisir au déplaisir, ou déboucher, une fois conquis l’objet du désir, sur une réalité d’autant plus décevante que les espoirs ont été prometteurs. Un événement malencontreux gâchera d’autant plus un moment que celui-ci aura été attendu avec intensité : un ami qui fait faux bon, les parents qui se disputent le jour de notre fête, et voilà que l’univers (du plaisir) s’écroule. La portée dramatique de l’événement perturbateur se mesure à l’aune de sa sensibilité et non à l’échelle de la réalité. Aucune consolation ne suffit à rendre un plaisir perdu. Aucun mot. La déception, personnelle, intime, devrait toujours être respectée.
Souvent lié au dépassement d’un conflit, le plaisir n’est pas le résultat de ce dépassement, mais la sensation aimable qui l’autorise et nous raccorde à la fois avec le monde et notre moi intime. Caresses, regards cajoleurs, mots doux, gestes de tendresse, nombreuses sont les attentions maternelles qui encouragent le petit enfant à avancer dans la vie. Qu’elle vienne apaiser la douleur qui naît sous l’effet des tensions que produit un conflit ou confirmer un bien être établi, la sensation de plaisir prend sa source, en son essence, dans une sensation initiale. Teintée à chacune de ses manifestations du souvenir de la première où elle s’est fait ressentir, son intensité puise sa valeur à la fois dans la réalité de l’instant et dans son pouvoir de réactiver un souvenir heureux lié à cette sensation initiale.
Toute quête de plaisir est subordonnée à un leurre constitué par le désir de retrouver un plaisir passé. On s’imagine le drame que peut figurer la naissance en tant que violence physique, nous contraignant à passer d’un univers chaud et humide à un autre plus brutal, et le désir qui pourrait en découler de retourner à l’état antérieur (presque) idéal par une quête de plaisir permanente pour adoucir le choc, apaiser les douleurs premières, en effacer les empreintes (dé-plaisantes) laissées à notre mémoire. Et pourtant insistant, répétitif ou ininterrompu le plaisir perd de sa saveur. Nécessitant ce brin d’exceptionnel qui lui confère sa magie, il trouve sa force dans son immédiateté, dans l’adéquation d’une réponse qu’il propose face à un besoin ou un désir impérieux, et son intensité compense le fait qu’il soit éphémère. Correspondant à une attente, portée ou non à la conscience, il n’est de plaisir si délicieux que celui qui donne l’impression de nous surprendre. Ainsi une fleur, ou un baiser furtif sur une feuille de papier, me signalant que malgré l’absence je n’ai pas été oublié, seront plus émouvants qu’une présence contrainte qui a exigé des privations que l’on risque inconsciemment de me faire payer. Rien de plus cher que ce qui nous conforte, sans équivoque, dans l’espoir secret, qui nous habite en permanence, d’être sujet désiré et désirable. Ainsi, ce n’est pas dans la durée que se conçoit la qualité du plaisir, mais dans la beauté des sensations qu’il procure, leur propension à nous émerveiller, à nous ravir, à nous raviver, et dans la valeur secrète des traces qu’il laisse en la mémoire intime. Enfouies au plus profond de nous, comme garantes d’un avenir possible, aussi longtemps que de véritables traumatismes n’en ont pas eu raison, aussi longtemps qu’elles se rappellent à l’inconscient quand le dégoût de vivre ou la lassitude, un matin nous surprend, ces traces nous aident à repartir à la conquête d’autres plaisirs faisant fi des difficultés qu’ils aideront à faire oublier.
Parfois le plaisir nous trahit ou nous joue de mauvais tours quand malgré l’intention de le vivre, de le transmettre, de le procurer il se signale par son absence ou produit l’effet inverse. Nous procédons tous d’une série de déterminismes, c’est-à-dire d’une force qui nous contraint à des comportements qui ne relèvent pas d’un choix conscient. On peut imaginer que la façon dont l’enfant aura été mis au monde, sevré , puis accompagné tout au long de sa croissance, participe de ces déterminismes. Des réponses que parents et tout autre éducateur auront tendues - ou non - face à nos attentes et nos aspirations, durant les premiers temps de notre vie, dépendra notre façon d’appréhender le plaisir. Sans le vouloir, sans le savoir un père ou une mère, peut « interdire » à son enfant l’accès au plaisir, en exprimant ses sensations personnelles avec exubérance ou en les réprimant avec trop de violence. Tel l’assaut d’un corps étranger, dont il « hérite » sans avoir la capacité de le contenir, ces émotions parentales qui l’ébranlent dans le non-dit des corps, au-delà du possible, interférent sur ses facultés réceptrices, exacerbent sa sensibilité et perturbent l’accès à son propre plaisir. Comme si, sous un effet de sidération, plaisir ou déplaisir du père ou de la mère, l’occupait au point de lui interdire de vivre les siens. Théâtre de tous les tremblements, l’enfant peut développer une hypersensibilité telle que le plaisir côtoiera sans cesse la douleur, et être amené à « s’anesthésier », à se soustraire à la démesure du choc transmis, pour en atténuer la violence. Ainsi certaines conduites anorexiques sont des refuges pour apaiser une hypersensibilité qui s’exacerbe au contact de ce que l’enfant n’est pas en mesure de supporter. Tendant à minimiser les effets de ce qui est perçu comme un traumatisme, bien qu’il n’ait pas été dans l’intention parentale de bouleverser, choquer, blesser, maltraiter, l’enfant, elles lui ferment les portes de la perception et réduisent ses possibilités de s’ouvrir sur son propre plaisir. Ce qui se perçoit dans le silence des non-dits échappe aux cœurs les mieux intentionnés. S’il peut être illusoire de se guérir d’une forte émotivité, tant elle s’enracine au plus profond de notre histoire, la parole peut aider à une distanciation qui, atténuant les effets négatifs, rendant à chacun ses émotions et ce qui les déclenche, autorisera son plaisir à l’enfant.
La capacité au plaisir n’est pas toujours appréciée dans nos sociétés meurtries par les guerres et parfois opprimées par les religions. Les frustrations qu’elles imposent, la répression qu’elles exercent, malmenant les cœurs et les corps, ont pu rendre les séparations insupportables au point de nous faire douter du bien fondé du plaisir. Ainsi, sous l’emprise du principe du plaisir , dont le paradoxe est qu’il nous invite moins au plaisir qu’à éviter le déplaisir, une mère, marquée par trop de souffrances, anticipant sur le désir de son enfant et présageant pour lui d’hypothétiques douleurs, s’appliquera par volonté de ne pas lui faire subir ce qu’elle a subi, à lui épargner toute occasion pénible, à veiller à ce qu’il ne manque de rien, à le combler de « plaisirs ». Croyant bien faire, en tant que mère, elle agit en fait en tant qu’enfant, pour échapper à son tourment dont elle ne sait éviter la reviviscence. Transmettant, par le biais de gestes supposés aimables, sa frustration, son inquiétude, ses luttes, l’histoire même à laquelle elle espère qu’il échappe, sans lui éviter son propre dé-plaisir, elle en rajoute. Comme s’il était demandé à l’enfant, quelque part, de vivre à la place de celui ou celle qui a souffert, pour le réparer, trop d’attentions le soumettent au désir parental, (désir de ne pas souffrir, désir de réparation) et entravent son expérience personnelle, unique source de plaisirs réels.
Voir un enfant « souffrir » face à l’effort ou dans une adversité relative, manifester une grimace de déplaisir, réveille chez certains une ancienne douleur et la réinscrive au présent. Inquiétude teintée de souffrance qui s’insère entre eux et l’enfant, ni cadeau ni plaisir ne saurait la neutraliser. Là encore, l’enfant éprouvera cette transmission de la douleur (parentale) comme un corps étranger déplaisant et y réagissant mal, confirmera son père, sa mère, dans la réalité de leur dé-plaisir. Appréhendant de (re)susciter un trop cruel dé-plaisir, celui ou celle qui souffre à la place de l’enfant agit envers lui comme pour s’épargner la souffrance, et porté par l’espoir d’en éviter le prolongement dans l’avenir de l’enfant, « l’interdit » en se l’appropriant dans le présent, à l’aide « de plaisirs » dont on imagine après coup qu’ils auraient apaisé la souffrance (impensée) qui se fait entendre. Lui communiquant si ce n’est une douleur (objective) au moins une sensation de mal être qui entrave sa conquête d’un plaisir autonome. De peur que le passé ne se répète…. Il se prolonge. Et des sensations pénibles continuent à se substituer au plaisir. Comme si l’enfant était là pour faire plaisir à l’adulte là où il est resté en manque (de plaisirs), il lui est difficile de grandir hors de ses parents qui confondent ses plaisirs aux leurs.
Se laisser aller à un trop vif plaisir lorsque notre enfant obtient une bonne note, le couvrir de cadeaux ou lui en offrir un alors qu’il joue et ne sollicite rien, l’embarrasse et recouvrant ses sensations par les nôtres, les étouffe.… Une attention exceptionnelle si elle n’est attendue plonge l’enfant dans le désarroi. Comme s’il sentait que le geste ne s’adresse pas à lui mais à celui qui se retrouve enfant en lui, l’enfant peut en concevoir plutôt que du plaisir un double sentiment de frustration. Parce que, d’une part, on lui transmet, un peu comme si on l’en alimentait, une frustration qui n’a pas été dépassée, et que d’autre part, en ne s’adressant pas à lui, mais à ce que l’on rencontre de soi à travers lui, on l’empêche de « savourer le fruit de son jeu ou de son travail ». Amertume, mal-être, peuvent le gagner sans qu’il n’ait les mots ni l’espace pour le dire. N’osant (se) refuser en refusant le cadeau, pour garder une aussi bonne image de lui que possible, empêché pas la crainte de déplaire ou de faire de la peine, décontenancé, il réagira au cadeau par des mimiques (de plaisir ?) qui ne seront (peut-être) pas l’expression de son propre plaisir.
Ainsi une maman rendue vulnérable dans sa toute petite enfance, par des émotions traumatiques, parce que les moments de plaisirs auront été mêlés de peur, d’inquiétude ou de violence familiale, ou marqués par une mélancolie maternelle risque fort de mal supporter, plus par fragilité que par désir de lui nuire, les plaisirs ressentis par son enfant. L’effet n’en sera pas moins cruel ou handicapant pour lui tant le plaisir est nécessaire à la croissance et à l’affirmation de soi en tant qu’être singulier. Influencée par cet « interdit de plaisir » qui aura laissé son empreinte inconsciente, sous l’effet de sensations désagréables qui auront coloré ses moments de bonheur ou les lui aura spoliés, elle aura tendance, comme malgré elle, à gâcher ceux de son enfant, lui en compliquant l’accès. Aussi longtemps qu’elle n’aura pensé (et compensé) cette frustration, il lui sera difficile de ne pas brimer de la quête de plaisir de l’enfant sans laquelle celui-ci ne saurait grandir ni se différencier de ses parents.
Les parents procurant à l’origine du plaisir « comme malgré eux » à leur enfant par l’apaisement des sens que produisent les soins nécessaires aux besoins vitaux, et en éprouvant eux-mêmes en retour, la difficulté pour eux est de ne plus aspirer, au fil du temps, à le gratifier de sensations qui ne sont plus de leur ressort. Sinon celle, Ô combien riche, de lui ouvrir la porte de l’extérieur pour le laisser en quérir, hors de leur influence. Ne pas l’empêcher de prendre goût à des activités qui n’exercent pas d’attraction sur nous, apprendre à ne pas souffrir à sa place quand il doit fournir un effort rébarbatif ou se heurter à une réalité qui nous effraie plus que lui, ne pas devancer son désir pour le plaisir de le voir (nous) sourire, l’aide à prendre goût à des plaisirs « secondaires », d’autant plus porteurs, que procédant d’un effort personnel, ils sont la voie royale vers l’autonomie. Tandis qu’entremêler nos insatisfactions, la frustration qui en découle et notre soif de plaisir à celle de son enfant, nous l’aliène, et rendant son plaisir dépendant du nôtre, peut inaugurer un mode de relation incestueux (non chaste) sur le plan symbolique. Ou engendrer des « mécanismes » qui l’amèneront à souffrir et à faire souffrir à son tour.
Fruit d’une quête renvoyant à la faculté de désirer de façon autonome ou rencontre fortuite de ses sens avec un objet qui les caresse « comme ça »…il arrive que l’on fasse passer pour du plaisir un geste qui n’en procure pas. Comme s’il fallait « avaler » comme plaisant, ou bénéfique, ce qui non seulement ne nous est pas agréable mais qui plus est ravive des conflits. Plutôt que d’aider le moi-réalité à se constituer, ce soi-disant plaisir le dénie. Ainsi en va-t-il de certaines expériences de harcèlement dont on peut sortir vainqueur mais jamais indemne. Ceux qui trouvent l’essentiel de leur plaisir dans des actes de cruauté sadique risquent fort d’avoir été atteints par des frustrations véritables. Persécution arbitraire ou indifférence au motif inconscient mais aux effets cruels qui les auront meurtris et lésés dans leur narcissisme au point qu’ils ne parviennent ni à s’aimer, ni à se faire du bien sans (penser) d’abord faire du mal à un autre. On peut se dire que cet autre à qui il faut faire du mal (pour se faire du bien) symbolise au présent cet autre du passé, source de notre malheur et de notre dé-plaisir, qui plus d’une fois, par le passé, eût l’occasion de nous faire souffrir. Que ce soit une mère insécure ou captée par un ailleurs, un père puéril, un frère qui aura eu tout loisir d’exercer son sadisme, ou un « fantôme » qui, happant notre nourrice, nous aura fait subir, d’inconscient à inconscient, des souffrances dont nous n’aurions pas dû être les cibles. Ainsi en est-il pour certains enfants marqués par un interdit tacite d’accéder à des plaisirs autonomes, et donc de mûrir, car ils auront été élevés en comparaison avec un idéal mort. D’une certaine façon anesthésiés pour ne pas « souffrir la comparaison » ils s’interdisent tout plaisir par crainte que l’expression de leur plaisir ne trahisse leur désir de vivre, de ne pas être le mort, et donc de le dépasser. Contrarier le désir parental inconscient pourrait être entendu comme une trahison par l’adulte qui (au niveau de l’inconscient) attend de l’enfant qu’il calme sa douleur. L’enfant, dans une telle situation, redoute les contrecoups du dépit amoureux parental. Un nouveau refus renvoyant l’adulte à ses douleurs enfantines, il lui retournerait des signes blessants lui interdisant tout plaisir qui contrarierait… son absence de plaisir. Punitions vexatoires ou signes dé-plaisant à l’apparence plaisante, face auxquels l’enfant, par esprit de défense, met au point une stratégie de survie, pour protéger son désir. Mutisme, fuite, petit mensonge, hermétisme peuvent en être l’expression. Sans désigner de coupable parvenir à ce que le parent accomplisse un travail de deuil, l’aiderait à s’autoriser enfin des sensations heureuses et à libérer l’enfant « d’un bon plaisir » si empreint de malheur…
Quand le plaisir est marqué de l’interdit car spolié ou détourné à d’autres générations à des fins non avouables, interviennent dans les réactions de chacun des membres de la famille des enjeux qu’il n’a pas choisis. Tributaire de l’histoire et de la constellation familiales, chacun essayant de se réparer dans l’intention de lui… de se… faire plaisir, on ne saurait en vouloir à personne mais lutter contre ce mal en soi quand il nous convie, nous habite, nous interpelle et interdit le plaisir soit parce qu’il nous en prive soit parce qu’il nous en gave.
Même adulte, on peut se sentir obligé d’accepter un plaisir, par crainte de faire déplaisir….à celui qui (se) fait plaisir en (nous ?) faisant plaisir. Le plaisir étant d’abord de se sentir fêté, qui ne s’est senti embarrassé un jour par un cadeau ou violenté un autre parce qu’un être cher avait oublié de célébrer sa venue au monde… Maladresses ou actes manqués, il est difficile de croire aux actes purement fortuits, ce n’est pas pour autant qu’ils sont (toujours) mal intentionnés, ou portés par un inconscient qui cherchent à nous nuire. Certains gestes nous blessent, oui, alors qu’en apparence ils n’étaient présidés par aucune mauvaise intention… et pourtant, le mauvais pas dans lequel ils nous plongent tend à prouver le contraire. L’excès de notre expression trouve sa source dans l’enfance, dans la façon où nous auront été entendus ou célébrés, livrés à l’indifférence ou mal traités, de façon relative ou absolu. Selon les réponses que nous auront obtenues, plus ou moins adaptées, face à nos douleurs, nos revendications, nos frustrations, des plus abusives au plus légitimes, et qui marqueront de leur empreinte nos succès et nos échecs ultérieurs.
Les frustrations volontaires et excessives ou les interdits violents et arbitraires, exercés sur nous, sur nos ancêtres, à travers les guerres et les religions, conditionneront longtemps notre accès au plaisir. Leurs actions et leur répercussion nous ayant marqués du sceau de la douleur à l’endroit du bonheur et invités à confondre ce qui nous fait du bien avec son contraire. La frustration n’est pas l’amie du plaisir. Utile dans le cadre d’une éducation pour amener l’enfant à se dépasser et à chercher ailleurs ce qu’il n’est plus en âge de trouver à la maison, la frustration se propose aussi d’exercer une pression destructrice, quand elle est appliquée avec trop d’arbitraire. Ou dans un désir de vengeance dissimulé sous de pieux prétextes. Sa sublimation dans un ascétisme intransigeant laisse interrogatif quant à sa portée épanouissante. En contrepartie, elle donne à réfléchir sur le plaisir et l’effet de ses interdits. On peut penser qu’une privation trop sévère est une réponse à d’autres privations antérieures, ou un défi à la vie, quand celle-ci pour des raisons qui nous appartiennent mais que l’on ignore se refuse plaisante pour nous. La privation de plaisir porte celui qui se prive dans la volonté d’en priver l’autre. D’où l’importance de s’arrêter pour penser l’inconscient quand par la réactivation d’une souffrance, il affleure à la conscience.
En même temps que l’impression de délice et de ravissement qui le caractérise le plaisir véritable s’accompagnerait d’un sentiment de perfection intemporelle, abstraite, comme s’il était là pour parachever un instant de vie - de création - mais suffisamment furtif, magique, imprévisible pour ne jamais lasser ni inviter à s’arrêter trop longtemps dans l’autosatisfaction, car il n’existerait si ce n’est dans l’assouvissement passager du désir... Plaisir étrange et saisissant que celui dans lequel nous plonge la contemplation d’un nourrisson lorsqu’une chanson met fin à ses tourments et déclenche chez lui une grimace que nous appelleront sourire parce qu’elle crée un effet plaisant en nous, qui nous rassurant sur son bien être nous conforte dans le nôtre. Le plaisir du nourrisson ne nous appartient pas, mais nous en autorise un autre qui nous porte, comme lui, dans le sens de la vie.
Énigmatique et complexe, le plaisir, l’apparaît moins si on le conçoit, comme ce qui est bon pour soi, mais aussi, à travers nous, pour l’espèce à laquelle nous appartenons, à travers laquelle nous nous reconnaissons et nous définissons - être singulier et élément d’un ensemble dont la vérité nous échappe et ne nous fait pas toujours… plaisir, sans être pour autant tout à fait mauvaise.
Ne pas se brimer en s’interdisant au plaisir, apprendre à sortir de l’emprise de la culpabilité qui nous en compromet l’accès, apprendre à ne plus (se) condamner pour des souffrances que l’on a subies, des aides que l’on n’a pas reçues le moment voulu et dont l’absence aura été pour le moins déplaisante. Apprendre à ne plus obéir aux interdits et exhortations inhumaines induits par l’histoire familiale, sociale, dont les pressions se font sentir mais dont le sens nous échappe quand on l’approche.
Chacun de nous étant déterminé à devenir en fonction de ce que nous avons été et de ce qui nous a été donné, c’est peut-être le rôle de la psychanalyse (entre autre) de nous aider à apprendre à (bien) aimer qui nous sommes pour mieux le …devenir ! Nous invitant à entrer en (plus) heureuse communication avec soi-même, avec l’autre et pourquoi pas avec l’univers, elle nous permettrait de mieux quérir et apprécier les plaisirs épanouissants pour notre sensibilité. Si ce n’est le choix de devenir autre (que nous sommes), nous avons peut-être la possibilité d’advenir au meilleur de soi, avec plaisir, sans subir le déplaisir comme un échec qui symboliserait une impasse, mais comme un passage qui nous mènerait chemin faisant à d’autres plaisirs. Nous permettant d’éveiller notre conscience, grâce à l’écoute de notre inconscient, lorsque, tyrannique, insistant pour se faire entendre, il surgit à l’improviste et déborde sur le présent.
C’est à la frontière de deux mondes, l’intime et le social, que se situent les histoires de plaisir et de déplaisir. Toujours inquiétant pour celui qui s’en prive ou en a été privé, le plaisir de l’un n’étant pas celui de l’autre, il lui paraît parfois saugrenu. À chaque façon de ressentir correspond une histoire, plus ou moins heureuse, plus ou moins marquée par les drames, les deuils, les accidents, dont les effets dévastateurs, trop vite refoulés par convivialité et autres lois de la réalité, au nom de la décence, de la morale, de la pudeur, se (re) signalent en général sous d’autres formes. À travers les maux, les rêves, les difficultés, les lapsus, l’inconscient nous révèle à nous-mêmes, à nous de ne pas nous le cacher. Les symptômes ne résultant jamais du choix de la conscience, mais de la puissance de l’inconscient, de sa pré-séance, encore une fois il ne s’agit pas de (se) culpabiliser, mais d’entendre à travers eux, et tout écho d’une douleur, ce qui nous aidera à retrouver la faculté de goûter au plaisir si nous l’avons perdue. À la découvrir, si nous l’avons méconnue, sans plus (se) l’interdire ni s’entremettre entre notre enfant et ses désirs. Sachant qu’humain il nous a été donné (aussi) d’être malgré et au cœur de la violence, qui contrarie le plaisir mais en affirme cependant la nécessité. Il ne suffit pas de désirer une existence pour qu’elle advienne. Mais apprendre à discerner le vrai plaisir du faux (pour soi), son intérêt à certaines heures, sa futilité à d’autres, peut permettre de créer une vie meilleure pour soi et ceux qui nous entourent, en nous éveillant à des contacts plus heureux, plus riches, plus harmonieux, de portée plus universelle.
Le déterminisme n’étant pas la fatalité, il ne dispense pas d’un travail qui, s’il n’est source immédiate de plaisir, nous permet d’accéder une fois accompli, à un état plus heureux qui nous rend plus réceptif aux plaisirs et moins dépendant d’eux. Avant tout moteur, le plaisir donne un sens à la vie et nous aide à le retrouver quand la tristesse nous l’a fait perdre ; sa recherche, quand elle n’est pas là pour apaiser une douleur, superflue comme toutes les douleurs, ou renforcer une (triste, souvent triste) dépendance, est une quête naturelle des sens qu’alimente la mémoire. La promesse de satisfaction induite par l’attente d’une réponse à un désir est un plaisir ajouté à celui que nous procure de façon plus directe une caresse ou le ravissement de notre être, quand ils nous confirment notre présence tout en nous la rendant agréable.
Virginie Megglé est psychanalyste spécialisée dans les dépendances affectives et les troubles de l’enfance et de l’adolescence. Sa pratique s’étend aux constellations familiales, à la psychanalyse transgénérationnelle et à la psychosomatique. Auteur de plusieurs ouvrages, elle est également fondatrice de l’association et du site Psychanalyse en mouvement.