Décrire qui sont les adolescents aujourd’hui, c’est une mission quasi-impossible !
Leur population est très hétérogène dans l’espace, dans les cultures, dans le temps : guère de consensus entre nous pour décider quand on entre et quand on sort de l’adolescence !
Alors, les sociétés procèdent à des simplifications ravageuses : elles réduisent le monde des adolescents aux plus spectaculaires, aux plus perturbés, aux plus destructeurs [1]. Et elles oublient sans scrupules la grande majorité des autres, au demeurant très diversifiée.
Je me propose donc de ratisser plus large dans ma description, mais je le ferai humblement, en m’appuyant principalement sur mon expérience professionnelle, mon expérience de vie et mes lectures. Je ne suis néanmoins pas sociologue et, en outre, il existe quelques domaines de vie dont je ne parlerai pas, parce que je n’en n’ai pas assez d’expérience : adolescents dans le contexte de l’immigration, ou de la grande pauvreté, adolescents handicapés …
Dans mon cadre ainsi limité, je vais décrire cinq pôles de fonctionnement : il est très probable qu’aucun adolescent n’incarne à lui seul toutes les caractéristiques d’un seul pôle ! C’est plus souvent incomplet, en partie atypique, ou alors, son fonctionnement d’aujourd’hui se situe entre les pôles, quelque part dans l’aire où on peut placer ceux-ci. Et puis, au fil du temps, le fonctionnement de chacun peut se mobiliser sur l’aire.
Le premier pôle concerne probablement 50 à 60 % des adolescents vivant en Belgique. Il mélange des dimensions de l’adolescence apparemment immuables et d’autres résolument contemporaines.
I. Dimensions qui ont l’air immuables
A la sortie de l’enfance, accroissement significatif de l’introspection : « Qui suis-je vraiment ? Qu’est-ce qui me constitue ? Quelle est ma valeur ? ( Et questions analogues à propos des autres, du monde, du sens de la vie … ) »
Fluctuations hormono-neuro-physiopsychologiques : alternances irrégulières de moments d’humeur exaltée ou dépressive ; moments d’excitation, d’énervement, de besoin d’action rapide ou manque d’énergie, passivité, fatigue, etc ; fluctuations irrationnelles de l’estime de soi …
Investissements affectifs et recherche d’Idéaux en dehors de la famille : amitiés, amour, idoles …
Appropriation et gestion progressive de la sexualité génitale : pratiques, orientation sexuelle. Confirmation de l’identité sexuée que l’on se donne.
II. Dimensions contemporaines du fonctionnement
En préalable, remarquons que ces dimensions ne sont pas « surgies de nulle part » et donc nos ados ne sont pas des aliens ! Ce sont les enfants de nos nouvelles aspirations, rites, centres d’intérêt et valeurs, tant dans nos familles que dan nos sociétés ou nos cultures !
Ils en sont même d’excellents révélateurs, tant nous savons qu’ils peuvent se conduire sans nuances, sans compromis, de façon « extrême » ouverte et impulsive.
A. Au centre de leur fonctionnement, l’auto-référencement
B. Auto-référencement et individualisme
Pas de confusion à ce propos : Certes, l’ado qui s’auto-référence met son Moi individuel au centre de son projet d’existence. Mais ce Moi n’est pas ipso facto solitaire ni égoïste !
Je viens d’expliquer que l’ado ici concerné est partie prenante d’une sociabilité raisonnable et générale. Mais il va très souvent vers davantage de rencontre de l’autre :
C. Auto-référence et information
Les adolescents de cette catégorie collectent beaucoup d’informations variées un peu partout, et notamment face à leurs écrans et à Internet. Ils sont au fait des réalités du monde avec une préférence pour la musique, le sport, l’info people et la technologie elle-même. Ils sont fort débrouillards pour gérer leur vie quotidienne [2].
Ils manquent néanmoins régulièrement d’esprit critique par rapport à la qualité des infos reçues et acceptent peu de se soumettre, sans plus, à ce que l’on appelle le savoir du maître [3].
D. Auto-référence et insécurité
Un corollaire de la réticence de ces adolescents à admettre des cadres et repères externes, c’est qu’ils se trouvent et se sentent davantage seuls pour organiser leur vie, la prévoir, pour se donner des réponses à leurs questions existentielles, pour se protéger, etc … Seuls ou dans leur groupe de potes. Et ceci, dans un monde qu’on s’ingénie à leur présenter comme violent, marqué par les rapports de force, et à l’avenir économique et écologique incertain. De quoi se sentir bien insécurisés !
Mais ils ne se laissent pas abattre pour autant. Ils ont tendance à dénier leurs incertitudes et à s’étourdir dans moultes consommations et actions qui leur donnent un sentiment de force. D’où la multiplication des conduites à risque, en ce inclus les activités dites extrêmes. C’est peut-être aussi un facteur d’explication important d’une certaine dureté, d’un qui-vive agressif, de provocations mutuelles dont le nombre a augmenté, notamment dans ce champ d’expérimentation qu’est le milieu scolaire. Ils pourraient chercher de la sorte à se rassurer sur leur force personnelle face à l’avenir !
E. Auto-référence et diversification des comportements et des aspirations
On pourrait s’attendre à ce que cette diversité soit énorme. Il n’en est pas vraiment ainsi. Si les jeunes de cette catégorie savent comment occuper leur temps, au moins raisonnablement bien, on les retrouve souvent dans quelques grandes catégories d’investissements :
20 à 30 % des ados restent satellisés autour de ce pôle [4]. Ceux-ci se construisent une bonne partie du temps en référence aux repères et valeurs de l’ordre établi, notamment de leur famille. Ils le font par adhésion interne ( conformation, conformité au sens étymologique du terme ) ou parce qu’ils considèrent normal d’obéir. Une certaine prise de distance s’installe vers la fin de l’adolescence pour nombre d’entre eux, avec des remaniements partiels de leur identité ( par exemple au niveau des croyances religieuses, de la constitution du couple amoureux … ) Mais même alors, un respect important demeure souvent présent envers ceux qui ont été jusqu’alors « gardiens de l’ordre »
Il faut néanmoins remarquer que ces adolescents branchés sur les figures d’autorité morale du dessus se répartissent sur une échelle, des plus identifiés au plus torturés :
I. L’extrémité paisible de l’échelle
Ici les ados sont tranquilles, de bonne composition, pleins de bonne volonté, intégrés dans les projets préparés pour eux.
Pour les en remercier, les adultes disent d’eux qu’ils sont « responsables » En fait, ils sont plutôt « répondants », aux attentes que l’on a sur eux. Il n’existe que petits affrontements occasionnels avec l’ordre, quand celui-ci devient trop injuste ou trop étouffant.
Il peut aussi se constituer l’une ou l’autre zone secrète, mineure où l’ado pratique un bout de double vie, non sans angoisse ni culpabilité ( telle pratique sexuelle ; tel acte de vandalisme … ) Si on l’attrape, il promet de ne plus recommencer et s’y efforce vraiment.
II. L’extrémité « torturée » de l’échelle
Ici, les ados sont ambivalents. Une dimension d’eux considère comme inéluctable l’adhésion à l’ordre établi. Et une autre enrage qu’il en soit ainsi, cherche son indépendance tout en ayant peur de la conquérir ou s’en ressentant coupable : Il y a conflit intérieur. Qu’en résulte-t-il ?
I. Les ados ici concernés arrivent souvent à la préadolescence avec une certaine fragilité psychique ( manque de sécurité affective, manque de confiance en soi, accumulation d’expériences traumatiques ) … Et au moment où l’intelligence introspective se développe significativement, leurs idées négatives deviennent excessives :
Impression durable de ne rien valoir, de ne pouvoir prendre place dans l’avenir ;
Peur d’être agressé, d’être rejeté, de ne plus être protégé comme un enfant ; peur de grandir ;
Sentiment que la vie est absurde, que l’aventure humaine est « no future »
Etc.
II. Certains manifestent alors bruyamment leur désespoir :
A. Phases dépressives avérées, de durée parfois longue ( un an, deux ans ) avec la plupart des topiques que l’on retrouve chez les adultes. Dépressions tout de suite « existentielles » ( Je ne veux pas vivre dans ce monde de m… ), ou faisant suite à un ou des échecs, à l’une ou l’autre rupture sentimentale.
B. Phobies scolaires, surtout en début d’études secondaires, mélangeant fortes angoisses et vécu dépressif. A l’heure actuelle où l’on ne parvient plus à contraindre les jeunes, par exemple à se déplacer vers l’école, elles aussi peuvent durer des mois, un an, deux ans …
C. L’anorexie, certaines consommations d’alcool ou de drogue, des auto-mutilations peuvent aussi avoir ces connotations de désespoir, avec tentative de s’étourdir face à lui.
III. D’autres ados expriment leurs craintes quant à leur valeur et quant à l’avenir de façon apparemment plus soft, plus lisse, mais en fait tout aussi préoccupante.
Ils ne s’insèrent plus nulle part avec pétillance et créativité. Ils traînent leur vie sans projet. A l’école, ils ne sont présents que de corps et n’ont pas vraiment l’énergie pour étudier ( d’ailleurs, ils sont largués ) Pas d’amis, et pas de projets « forts » entre jeunes. Assez souvent, pour peu que les parents démissionnent, surconsommation de l’ordinateur, et quelques illusions de réussite et de puissance à travers les jeux vidéos, le téléchargement de musique, un peu de communication.
J’y distingue deux catégories :
Les premiers, tout bruyants qu’ils soient sont cependant et durant longtemps bien plus dépendants de leur milieu familial qu’il n’y en a l’air. Je les appelle « tyrans domestiques » [5].
Les seconds s’auto-référencent, comme le fait la catégorie que j’ai évoquée pour commencer. Mais en plus, ils se donnent le droit d’exercer leur agressivité sans quartier, soit usuellement, soit dans certaines circonstances isolées mais dramatiques.
Chacune de ces catégories ne concerne pas davantage que 3 à 5 % des ados, mais ce sont eux qui attirent le plus l’attention des adultes.
I. Les tyrans domestiques
Avant d’être adolescents, ils ont d’abord été enfants-rois. Ils n’ont jamais rencontré sur leur chemin une autorité forte et efficace qui les aidait à se socialiser en intégrant un cadre de vie. Pas de cadre donc ! Ils restent anarchiques, vivent au quotidien le paradoxe que voici :
Les affrontements sont donc perpétuels avec des parents soumis au début, mendiant encore l’affection de ces adolescents, mais qui finissent quand même parfois par les rejeter, épuisés, anxieux et désespérés.
Au menu : désinsertion et absentéisme scolaire, nombreux moments de vie en rue avec petites rapines et transgressions ( ils n’ont pas la vraie audace de ceux dont je parlerai tout de suite ) ; consommations diverses, ennuis sociaux, passivité, vie d’assistés aux promesses non fiables.
II. Les autonomes hyper-agressifs
Je les appelle « autonomes » parce qu’ils ne sont plus dépendants – dans leur tête – ni de leurs parents, ni d’autres adultes. Ils partagent donc les caractéristiques d’auto-référencement qui ont déjà été décrites.
Mais en plus, ils ont développé leurs pulsions, leur organisation et leurs actes agressifs de façon que le Tiers social considère comme excessive.
J’en distingue trois sous-groupes, pas exclusifs l’un de l’autre :
[1] On peut se demander pourquoi ? Voyeurisme, besoin de sensations excitantes … besoin de boucs-émissaires, habilement montés en épingle par certains politiciens … vraie sécurité devant la violence du monde, et focalisation sur ceux qui constituent l’avenir de celui-ci … culpabilité inconsciente face à cette même violence, issue de notre génération, et vérification inconsciente de ce qu’elle induit chez les ados, etc …
[2] Même s’il leur arrive encore régulièrement de s’appuyer paresseusement sur leurs parents pour les « servir »
[3] A l’école, en dehors des sciences les plus exactes, ce que dit le prof. n’est plus ipso facto vérité d’Evangile. C’est plutôt reçu comme opinion à vérifier un jour si on a le temps.
[4] A remarquer que ces ados peuvent présenter une partie des caractéristiques de la catégorie précédente (caractéristiques que j’avais citées comme immuables) ; désir d’amitié et de reconnaissance ; consumérisme, etc …
[5] Je les décris en détails dans mon livre « La destructivité chez l’enfant et l’adolescent : clinique et accompagnement », Dunod, 2e édition, 2007, page 151 et suivantes sous l’intitulé les personnalités actuellement immatures.
[6] Je les décris en détails dans mon livre « La destructivité chez l’enfant et l’adolescent : clinique et accompagnement », Dunod, 2e édition, 2007, pages 197 et suivantes sous l’intitulé les personnalités actuellement caractérisées par un vécu d’exclusion.
[7] Je les décris en détails dans mon livre « La destructivité chez l’enfant et l’adolescent : clinique et accompagnement », Dunod, 2e édition, 2007, pages 213 et suivantes sous l’intitulé les personnalités actuellement délinquantes essentielles.
[8] On peut parler ici d’un moment psychopathique dans la vie de ces jeunes.
Jean-Yves Hayez est psychiatre d’enfants et d’adolescents, docteur en psychologie et professeur émérite à la Faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain (Belgique).
Site de Jean-Yves Hayez