Secrets de famille

Que reste-t-il de nos ancêtres ?

Par Saverio Tomasella.


Que reste-t-il de nos ancêtres ?

Lorsque Sigmund Freud invente la psychanalyse, il découvre que nos symptômes, ces troubles non-dits qui nous dépassent, sont le fruit des conflits intérieurs qui nous tourmentent, des pulsions qui nous agitent et des traumatismes qui nous ont durablement marqués du sceau de la peur, voire de la fascination.

Toutes ces forces qui peuplent notre vie intérieure, influencent nos pensées et nous poussent à agir, parfois étrangement, se logent et mugissent dans notre inconscient. Peu à peu, tout en confirmant ces découvertes, les psychanalystes ont décelé que l’existence et la vie psychique de nos ascendants (parents, grands-parents et autres ancêtres) exercent une influence sur nous. Les mystères des circulations inconscientes entre les générations constituent de véritables héritages psychiques intergénérationnels. Au premier rang desquels les secrets et les maladies du deuil…

Ces secrets qui façonnent les discours

Résistant pendant la Seconde guerre mondiale, Emile le père de Lorette était très silencieux. Dans son entourage, personne n’a su, durant toute la guerre, le rôle important qu’il a joué au sein du Maquis. Pour garder secrets son rôle et ses actions, autant que pour protéger les siens, cet homme de naturel enjoué est devenu taciturne. Il s’est renfermé sur lui-même. Tout le monde a cru que la dureté des temps avait eu raison de sa joie. En réalité, Emile faisait sans cesse attention à parler très peu, juste le strict nécessaire pour la vie quotidienne, afin de ne pas être tenté d’en dire trop et ne pas se laisser trahir par des propos énigmatiques. Emile ne laissait rien transparaître.

Une crypte jalousement gardée

Alors que la conversation ordinaire et spontanée se forme librement à partir d’associations d’idées où tous les thèmes sont ouverts à la discussion détendue, sans réserve, la personne porteuse d’un secret fait très attention non seulement à ne pas livrer ce qu’elle cache soigneusement, mais aussi à ne pas aborder de thèmes liés à son secret méticuleusement surveillé. Tout un pan de conversation devient impossible. Une telle personne ampute donc sa communication, puis sa pensée, d’un domaine existentiel désormais enterré en catimini et maintenu hors d’atteinte : tout ce qui touche à ce qu’elle cache et ce qu’elle tait. Le porteur de secret devient un clandestin, en marge de la vie ordinaire, de ses joies simples, de ses bonheurs spontanés, tout le temps sur le qui-vive pour ne pas se faire repérer. Il est un banni craignant la dénonciation, un sans-papier en danger de rafle.

Pour cacher à sa femme, et à ses enfants, une existence parallèle faite de pornographie et de prostitution, Valéry est devenu un mari absent et un père insignifiant. D’un côté, toute son énergie, toute son excitation et tout son intérêt sont centrés sur le sexe pour le sexe, dans une course en avant sans limite ; de l’autre, il donne de lui l’image d’un père de famille rangé, indifférent aux histoires d’amour et aux émois du corps. Un catholique fervent, pratiquant assidu et mari modèle, collant aux discours les plus moralistes. Tels sont aussi les parents incestueux… Pour autant, la femme et les enfants de Valéry se sentent de plus en plus mal à l’aise avec la façade trop propre et trop froide du pieu bonhomme. Peu à peu, leur confiance s’érode : la mère et les enfants se recentrent sur des activités sans le père, évitant celui-ci, de plus en plus prisonnier de sa crypte brûlante de jouisseur solitaire.

Secret que cache un parent, fantôme qui hante l’enfant

Le secret d’un proche se sent, il suinte, puis influence indirectement les choix des descendants : il les hante à la manière d’un fantôme. Ainsi, Amanda, jeune femme très communicative, était entourée de beaucoup d’amis homosexuels. Elle découvrit bien plus tard que son père, qu’elle admirait secrètement avait eu en cachette des amants. De même, inversement, Mathilde craint que son fils soit homosexuel, ce qui n’est visiblement pas le cas. Cette hantise la taraude, l’angoisse jour et nuit. Elle découvre que son père avait eu une liaison amoureuse passionnée pendant des années avec un homme de son entourage professionnel. Une fois qu’elle a connaissance de cette belle histoire d’amour, Mathilde comprend que ses interrogations ne concernaient pas son fils : elle le laisse tranquille, libre de vivre sa propre vie amoureuse… Parfois, le fantôme ne se révèle qu’à la génération d’après, par un étonnant symptôme physique.

En 1943, à Paris, pendant que son mari était parti pour le « travail obligatoire », Louise a eu une aventure avec un officier allemand. Peu après, elle était très inquiète d’être enceinte de cet homme et surveillait la survenue de ses règles. Des années plus tard, son petit-fils, qui avait beaucoup entendu parler d’elle, sans connaître l’histoire de l’officier allemand, était atteint d’une rectocolite hémorragique. Les coulées de sang venaient rassurer sa grand-mère, enceinte, qui s’était suicidée pour éviter le déshonneur : « non, ne t’inquiète pas, tu n’es pas enceinte, tu peux vivre », semblait-il lui dire, à son insu, par-delà la mort et la honte.

Les défunts mal morts ou jamais partis

Parfois, la honte liée à un secret empêche un deuil de se dérouler jusqu’à son terme. Armand, le père de Colette, habitait à Bruxelles avec sa famille et allait souvent à Paris pour son travail. Il avait eu un temps une « poule » qu’il entretenait dans une garçonnière de la capitale. Cette femme avait aussi d’autres protecteurs. Avec elle, il contracta la syphilis et en mourut quelques années plus tard. La mère de Colette cacha les véritables raisons de la mort de son mari et organisa des funérailles dans le plus grand secret. Colette ne put connaître les raisons réelles de la mort de son père et ne put pas assister à ses obsèques. Le deuil de son père fut entravé par la honte violente qu’en avait sa mère. Jamais Colette n’a pu parler avec sa mère de son père, de sa maladie et de sa mort. Ce thème de conversation était absolument exclu. Cinquante ans plus tard, pensant à sa propre mort, Colette est hantée la nuit par la honte de sa mère, le secret de son père. De profondes angoisses la saisissent et la font suffoquer. Elle se sent coupable de ne pas avoir pu réconforter son père durant sa maladie cachée à tous. Colette n’a pas eu de vie sentimentale. Elle comprend à quel point la honte de sa mère et le deuil impossible de son père ont gelé toutes ses ressources amoureuses, les mettant complètement hors jeu. Colette regrette amèrement de n’avoir eu ni compagnon, ni enfant…

La haine tue l’humain et rend le deuil impensable

Les difficultés du deuil sont liées à la honte et à la culpabilité qui pèsent sur un comportement ou une action jugés répréhensibles par le milieu social ou sanctionnés par la loi : adultère, enfant illégitime, meurtre de nouveaux nés, escroqueries de toutes sortes, etc. Bien entendu, les exactions survenant durant la barbarie des guerres constituent des traumatismes d’une telle ampleur qu’ils semblent parfois impossibles à assimiler psychiquement. Combien de soldats mutilés sur le front entre 1914 et 1918, combien de revenants des camps de la mort ou des génocides, combien d’appelés en Algérie ont été témoins de telles atrocités qu’ils ne peuvent pas aller bien et continuer à vivre comme si de rien n’était.

Il existe malheureusement des deuils extrêmement compromis, pouvant ainsi paraître impossibles. Les descendants de ses êtres humains blessés au plus profond de leur âme sont, eux aussi, marqués par un désespoir profond, une lassitude, un abattement, un découragement, qui ne vient pas d’eux, mais de leur aïeul dévasté par la mort au cœur de la vie, souvent à un âge plein de promesses.

Il est urgent d’arrêter de vouloir endormir toutes ces douleurs par des médicaments cache-misère ; il est urgent d’écouter et d’entendre les détresses réelles de tous ces êtres meurtris et de refuser les étiquettes assassines de la psychopathologie, DMS-IV en tête. Il est question d’êtres, de familles, de lignées, blessés dans leur chair et dans leurs cœurs humains, égarés, éperdument assoiffés de reconnaissance et de compassion.

L’insaisissable pietà ou l’enfant gisant

La perte d’un enfant est certainement l’épreuve la plus douloureuse qu’un être humain puisse vivre. De nombreux récits bouleversants relatent comment ce type de perte laisse les survivants révoltés, anéantis, inconsolables. Certains passent de très longues années, si ce n’est toute leur existence, à penser au petit défunt, à le voir sans cesse, le sentir vivant à leurs côtés, l’imaginer expérimenter les mêmes situations, se demandant comment il aurait fait, ce qu’il aurait pensé et dit, ce qu’il aurait décidé.
L’ombre de la mort plane sans cesse sur leurs consciences, obscurcit immanquablement leurs jours, mêmes les plus radieux, pèse de tout son poids sur leurs nuits, leurs rêves et leurs cauchemars.

N’oublions pas, non plus, que de nombreux enfants ne meurent pas d’accidents ou de maladies, mais que leur âme, et parfois leur corps, sont massacrés par l’inceste et l’abus sexuel. Sommes-nous prêts à nous révolter, également, pour les accompagner à se relever et pour faire face à leurs bourreaux ?

Descendant responsable

Nous vivons dans une société de haute technicité, y compris médicale, qui voudrait évacuer la mort et nous contraindre à ne pas y penser. Cette culture de la non-mortalité empêche les processus naturels des deuils, qui sont longs, difficiles, douloureux. Pour ne pas déranger, l’individu devrait ne pas exprimer ses sentiments et ses émotions, surtout lorsqu’ils sont négatifs, en creux, en manque. A ce titre, la sensibilité est une qualité humaine véritable. Elle est pourtant en risque d’être de plus en plus stigmatisée comme dérangeante et improductive. Le sujet humain, lui aussi, est maltraité : il devrait disparaître au profit d’entités numériques codifiées et normées, en règle avec les administrations et les entreprises de la mondialisation. Les héritages inconscients entre les générations ont aussi façonné un monde aseptisé et déshumanisé, fantasmé puis concocté par une époque d’ingénieurs comme Taylor, Ford ou les froids économistes de la planification soviétique.

Aussi ne suffit-il pas d’aller chercher dans nos arbres généalogiques ce qui nous fait souffrir, nous entrave, nous fige, nous empêche ou nous diminue.

L’arbre ne peut pas cacher la forêt. Je ne suis pas victime de mon destin ; je suis responsable de ma destinée. Que fais-je, moi, aujourd’hui, adulte dans ce monde, de ce qui m’a été transmis de plus ou moins bon, de plus ou moins humain, de plus ou moins vivant ?
Quels sont mes choix pour arrêter que les malédictions des générations passées écrasent de leur poids de secret, de honte et de cruauté les générations futures ?
Quelles sont mes actions pour que la planète que j’habite ne devienne pas une poubelle immonde ou un chaos violent pour mes enfants ou ceux des autres ?

Allons, il n’est plus temps de se plaindre. Réveillons-nous !

Saverio Tomasella est psychanalyste, membre de la Fédération des ateliers de psychanalyse et de l’Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok.

Publication proposée par : Tomasella Saverio

Saverio Tomasella est psychanalyste, membre de la Fédération des ateliers de psychanalyse et de l’Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok.

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