« Entre l’éclosion des œufs et l’essor des oisillons, la tâche d’un couple de mésanges confond l’observateur. » (S.-G. Colette).
Bien sûr, le plus souvent, nous préfèrerions que l’inconscient n’existe pas, que rien ne puisse nous échapper, que nous puissions tout contrôler. Ce vieux fantasme de magie, d’une puissance sans limite où rien ne nous résisterait, remonte loin dans notre petite enfance, où nous pouvions croire commander au jour et à la nuit, au vent et à la mer ; à notre mère (ou notre père) aussi : nourris-moi sans délai, soigne-moi sans faillir, soutiens-moi sans repos, aime-moi sans compter !
Lorsqu’elle commence sa psychanalyse, Norma a une trentaine d’années. Elle a alors besoin de croire à l’infaillibilité de la science et de la médecine pour éviter les questions troublantes de l’âme humaine et occulter l’existence de l’inconscient. Dans le même temps, cette jeune psychiatre se plaint que sa vie n’a pas de sens. Elle travaille beaucoup, reçoit les visiteurs (et les cadeaux) de la puissante industrie pharmaceutique, prescrit beaucoup de médicaments, impressionne ses patients qu’elle laisse attendre longuement dans sa salle d’attente, parle le moins possible… et n’est pas heureuse. D’ailleurs, le bonheur ne fait pas partie de son « programme ». Seule semble compter pour elle sa réussite sociale et professionnelle. Elle présente sa vie sentimentale comme un échec : Norma reste irrémédiablement seule. Elle n’a pas encore connu l’amour… Concernant ses études à l’université, elle ne se souvient que très vaguement du professeur qui leur avait un jour parlé de l’inconscient, comme d’un reste préhistorique auquel seuls s’intéressent quelques archéologues farfelus. Le patient, un sujet ? Un être humain doué de sensibilité, de pensée, de parole ? Non : pour Norma, il n’est (encore) qu’un organisme défectueux rangé dans les cases d’un grand catalogue de symptômes auxquels sont associés des médicaments dûment répertoriés. Comment reprendre son souffle dans tout cela ? Norma n’a pas le temps de respirer !
Effectivement, dans cette réussite bien rôdée qui apporte son comptant d’argent facile, Norma ne se sent pas vraiment exister : « j’étouffe », dit-elle lors de sa première rencontre avec le psychanalyste. Quelques années sont nécessaires pour que, patiemment, elle accueille sa propre parole et apprivoise la simple idée que l’inconscient existe. Ce qui constitue, pour elle, une révolution. Révolution sensible, avant tout, car Norma a brillamment réussi ses études et son début de carrière professionnelle en s’insensibilisant. « Je suis devenue une machine, je ne suis plus humaine, un vrai robot. Je vis machinalement. Je travaille machinalement. Je mange, je dors machinalement. »
Ainsi, peu à peu, Norma ouvre son observation à des phénomènes étranges qui lui échappent : l’oubli de son téléphone portable ou de son portefeuille, l’oubli d’un rendez-vous, l’oubli d’un nom ; un mot qui curieusement vient en remplacer un autre ; des paroles sur lesquelles elle bute ; des moments où elle fait le contraire de ce qu’elle avait rationnellement décidé ; des maladresses et des bévues qui la surprennent, elle si sûre d’elle-même à l’accoutumée. D’autant qu’en prenant le temps de les explorer et d’en parler à son psychanalyste, elle peut découvrir une motivation jusqu’alors non consciente à toutes ces petites « anomalies ». Cette recherche la passionne…
Norma a très longtemps exigé d’elle d’être parfaite ; parfaite, irréprochable, comme son père le lui avait demandé. Elle semble avoir réussi, oui, vraiment, mais cela ne lui apporte aucune satisfaction, pas même celle d’avoir rempli son contrat vis-à-vis de son père. Norma se sent vide, « complètement vide ». « Ma vie est sans intérêt. Je travaille, je gagne beaucoup d’argent, mais je n’existe pas. » Surtout que même dans son travail, Norma ne s’épanouit pas, tant elle le trouve lassant et répétitif. D’ailleurs, elle se rend compte un jour qu’elle ne sait rien de ses patients, qu’eux non plus n’existent pas pour elle, qu’elle n’est pas en contact avec eux, qu’elle n’a pas de vraie relation avec eux. Cette révélation la secoue. Norma commence alors à pouvoir remettre en question sa façon de travailler. Ses patients sont, eux aussi, des êtres humains. Ils ont, eux aussi, un inconscient, un vaste continent qui leur échappe. Norma se met à les écouter avec plus d’attention.
« Il faut bien reconnaître la leçon inédite, décisive, irréfutable de la psychanalyse. L’inconscient sait. Le vivant a la prescience de sa solitude et de sa fin. Cette intelligence qui émerge est une affaire d’amour. Le dispositif psychanalytique est le seul lieu de vérité et de liberté où l’on peut se donner l’assurance de ne pas être seul. Vivre et mourir font là leur apprentissage courageux. » (G. Botet-Pradeilles).
Au fil de ses années de psychanalyse, Norma a développé une douceur qui l’étonne elle-même, une délicatesse inédite et une empathie toute nouvelle pour elle. Cependant, elle se sent encore dévorée par un étrange sentiment de « nullité ». Elle vit seule depuis très longtemps. Elle commence à mieux comprendre ses patientes et ses patients qui peinent à trouver un partenaire amoureux, mais la question de son absence de valeur, de cette croyance d’être « mauvaise », croyance qui devient efficace à intervalle régulier, surgit d’ailleurs et lui reste obscure. Comment se met en place, à son insu, l’idée qu’elle ne vaut rien ?
Une série de rêves propices vient la mettre sur la piste. Au fond de sa mémoire inconsciente somnolent les souvenirs d’une petite fille qui essayait sans cesse de « faire bien » et se rendait compte qu’elle ne réussissait pas à satisfaire son père. Un père qui faisait des demandes impossibles à sa fille. Alors, Norma constatait que, dans le regard de son père, elle était toujours soit en retard, soit en deçà de ce qu’il attendait d’elle. Quoi qu’elle fasse, malgré tous ses efforts, la petite fille n’arrivait pas à changer le regard de son père sur elle. Elle n’arrivait pas à rendre son père intéressé, attentif, aimant… Un cycle s’était mis en place, malgré Norma : une longue période d’efforts continus de plus en plus soutenus et habiles, puis – chaque fois – la même déception : « mon père ne voit pas tout ce que je fais pour lui, pour le rassurer, pour lui plaire, pour l’aider, etc. » Alors, toute seule face à elle-même, sa mère étant définitivement absente depuis le divorce des parents, Norma sombrait encore et encore dans le découragement. Ainsi avait-elle construit sans le vouloir une idée fausse sur elle-même découlant du constat de ses échecs imparables avec son père : « je n’y arrive pas, je ne suis pas capable, je suis indigne »…
Nos séances de recherche vont aider Norma à préciser qu’il existe en elle, sans qu’elle s’en rende compte, un programme contraignant, un programme de perfection inaccessible. Ce programme rigide lui fait irrémédiablement revivre ses échecs d’autrefois face à son père. Il est constitué de normes impératives et fonctionne sur le mode du devoir. Tout décalage avec les objectifs qu’il impose est alors vécu par Norma comme un retard inacceptable ou comme un échec définitif. Le découragement s’installe, avec un jugement impitoyable : « je suis mauvaise, je suis nulle ». Norma se sent tourner en rond dans son impuissance. Elle s’en veut de plus en plus, se braque et devient d’une dureté implacable. Ces impossibles exigences de perfection la musellent et l’enchaînent, même si rien de tout cela ne transparaît. Norma a appris à serrer les dents, à ne rien exprimer et, surtout, à ne pas pleurer. « Je comprends mieux maintenant pourquoi je voulais absolument croire que l’inconscient n’existe pas. C’était une façon radicale de tenir à l’écart tout ce fourbi qui m’empoisonne la vie ! Je ne voulais rien voir de tout cela et surtout ne rien ressentir… »
Une séance qui finit par un sourire de soulagement en annonce une autre, où Norma pleure presque tout le temps, à chaudes larmes. Une porte s’ouvre enfin, sur cette autre partie de son inconscient : non pas la mémoire blessée, mais le trésor généreux de ses ressources intimes. Norma peut envisager comment se délester de cette programmation délétère et la remplacer par un projet plus souple, un trajet plus vivant et plus confiant. Elle peut créer de nouvelles balises en elle, s’appuyer sur des repères plus humains. Elle peut choisir de ne plus penser et agir par devoir, mais en fonction de son désir. Alors, un décalage avec ce qu’elle espérait ne sera plus un drame, mais une chance, une opportunité de découvrir. Il ne s’agira plus d’un retard, mais d’un écart, d’un espace. Elle pourra s’émerveiller de ce qu’elle n’avait pas encore appris ou compris, sans se sentir dévalorisée. Au contraire, Norma perçoit qu’elle avait en elle le goût de s’étonner, par exemple de capacités jusque-là ignorées. Elle pourra aller de l’avant, découvrir encore, et en être heureuse : « Tiens, ce mot-là est nouveau pour vous », lui glisse son psychanalyste. Norma sourit à travers ses larmes…
Il ne s’agira plus de savoir, mais de connaître. Il ne sera plus question de réussir, mais de goûter, de savourer, de prendre le temps et de vivre. Alors, comment passer de l’un à l’autre ? La réponse fuse dans un rire enfantin. Norma étonne son psychanalyste : « la frontière est facilement franchissable, il n’y a qu’un pas de l’un à l’autre, un petit saut d’oiseau, un joli saut de mésange » ! Norma parle alors des mésanges bleues qu’elle appréciait tellement lorsqu’elle était enfant. Son visage s’illumine. Norma voit juste : les prisons que nous nous construisons sont mentales, ce sont des idées auxquelles nous semblons tenir et des croyances auxquelles nous préférons nous accrocher, parfois malgré nous. En fait, il n’y a pas de frontière, plutôt une ouverture, un passage. Norma perçoit à quel point l’intelligence est simple, féconde, bienfaisante. Elle n’a donc rien à voir avec les idées compliquées de l’école ou de l’université ! Norma rit encore de cette découverte, qui l’allège et la libère. « Ouf, dit-elle en partant, je ne serai plus glacée par la peur de mal faire, pétrifiée par la honte de ne pas savoir ». Lorsqu’elle me quitte ce soir-là, j’ai un instant l’impression qu’elle a des ailes, tant elle est légère et gracieuse. Une mésange ? L’inconscient est tellement inouï, n’est-ce pas ?
L’intelligence réside aussi dans le fait de distinguer clairement des réalités de natures différentes, même si les nuances qui les distinguent sont subtiles. Ainsi, la haine, le pouvoir et la volonté de maîtrise sont du côté de la mort ; l’inconscient, lui, est infiniment et à chaque fois du côté de la vie !
« Rien qui pèse et qui pose, De la musique avant toute chose » (P. Verlaine).
Déjà, selon Descartes, la pensée est organisée, intentionnelle, vigile, donc consciente. Cette conscience se détermine à travers des choix. Elle ne correspond pas à la mentalisation machinale des habitudes et des répétitions. Ainsi, pour lui, l’inconscient relève de l’inattention et de la routine.
En revanche, Freud apporte une révélation (une révolution) concernant la pensée latente et le désir. Il constate que les phénomènes inconscients ne sont pas des habitudes résiduelles, mais sont motivés de l’intérieur par une intention qui échappe au sujet.
Enfin, après ce qu’en disait Lacan (qui a lui-même évolué sur cette question), l’inconscient n’est pas forcément et uniquement « structuré comme un langage ». Il est aussi tissé de sensations, d’images, de traces, de marques, de souvenirs, de sons, de rythmes, de mélodies, d’accords et de désaccords, de tensions et de résolutions (comme en musique), puis parfois de mots. Ces inscriptions sans langue cherchent un sens par la rencontre et la parole, sens que le verbe apporte aussi par son chant.
Une autre patiente le confirme à partir de son expérience : « L’univers inconscient et l’univers musical ont de fortes correspondances et tant de similitudes... Quand la parole s’use ou reste sans voix, le son, la musique et l’image prennent le relais. »
Oui, l’inconscient est musical ; il est poétique, c’est-à-dire créateur. La plupart des artistes le disent, chacun à sa façon. L’énigmatique et troublant Céline, par exemple, disait que sa musique intérieure l’assaillait sans répit : « C’est moi les orgues de l’univers. […] Je fabrique l’opéra du déluge. […] La musique est ma vie seconde, elle me regarde. » Il décrivait le tintamarre endiablé qui tenait lieu de fond sous terrain (ou sous-marin) à son âme blessée et apeurée : « C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours ». Preuve encore, s’il en est, que l’inconscient de chaque être est complexe, mouvant, paradoxal parfois, assurément riche… et sensible, surtout sensible.
Que nous le voulions ou non, l’inconscient existe, et toutes nos tentatives pour l’éliminer sont vaines, car - trop souvent - c’est en évitant la sensibilité, en se moquant des artistes, en faisant taire les enfants et en enfermant les fous, que nous passons à côté du plus précieux de l’être humain : sa vie intérieure, ses rêves, ses désirs ; son âme !
© Mieux-être, Bruxelles, 2011.
Saverio Tomasella est psychanalyste, membre de la Fédération des ateliers de psychanalyse et de l’Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok (www.abraham-torok.org/). L’inconscient : qui suis-je sur l’autre scène ?, Saverio Tomasella, Eyrolles, 2011. Lapsus, oublis, maladresses, actes surprenants, mais aussi rêves, cauchemars, voire hallucinations... Les manifestations de l’inconscient viennent perturber le cours tranquille et souvent contrôlé de la conscience. Elles expriment une réalité qui nous échappe, éclairent une scène où nous jouons pour nous-mêmes le rôle d’un inconnu. |
Saverio Tomasella est psychanalyste, membre de la Fédération des ateliers de psychanalyse et de l’Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok.