Chronique

Que devient la Gestalt-thérapie dans un monde « fluide » ?

Par Claude Charlier


Que devient la Gestalt-thérapie dans un monde « fluide » (...)

Dans cet article, je vais reprendre quelques points essentiels de la Gestalt-thérapie dans une perspective de champ, développer quelques réflexions sur les conséquences psychologiques de l’évolution récente de nos sociétés et enfin tenter une articulation entre ces nouvelles caractéristiques de la psychopathologie et comment en tenir compte dans une approche psychothérapeutique.

Une grande part de mes réflexions se nourrit des apports de Gianni Francesetti, dont je suis l’enseignement depuis plusieurs années.

1. La Gestalt-thérapie : une thérapie du champ

Pour situer l’approche psychothérapeutique dans une perspective de champ, G. Francesetti propose de distinguer 3 modalités de psychothérapie.

1.1 La perspective mono- personnelle : le modèle de référence est le modèle médical.
De ce point de vue, la souffrance est vue comme un fonctionnement défectueux du patient. Le thérapeute est ici l’expert qui sait.
Dans ce modèle, je pense à l’approche systémique quand elle travaillait avec le miroir sans teint, et aux anciennes thérapies comportementales.
Cette perspective présente un intérêt certain. Il est évident qu’ en tant que thérapeute, quelle que soit l’orientation, une connaissance de la psychopathologie nous fournit des repères pour orienter notre vigilance ou nos interventions.

1.2 La perspective bi-personnelle : la souffrance est décrite comme une manière inadéquate d’interagir.
C’est à partir de l’interaction avec le patient qu’on peut envisager un autre mode de relation, une relation qui va réparer. On parle souvent de co-création.
Chaque relation thérapeutique est unique puisqu’elle surgit à partir de ce que sont l’un et l’autre : patient et thérapeute. Un patient dépressif par exemple, va apparaître sous des formes différentes selon le thérapeute.
Ces 2 premières perspectives peuvent s’envisager d’un point de vue intra-psychique ou/et comportemental. Sous l’angle d’une lecture comportemental, on se centrera sur ce qui apparaît dans le moment relationnel.

1.3 La perspective de champ : La souffrance devient ici un phénomène qui émerge dans la situation thérapeutique.
C’est une perspective beaucoup plus élargie ; outre nos lectures du fonctionnement du patient, de la spécificité de ce qui naît dans la relation, on y ajoute tous les événements environnementaux présents dans la situation : le contexte du bureau, les conditions atmosphériques, l’état du monde avec toutes ses inquiétudes…

G.Francesetti parle beaucoup de l’atmosphère qui est palpable et toujours unique dans une situation thérapeutique. Comme thérapeute, je peux me sentir étouffé, avoir envie de m’enfuir, sentir une odeur de mort, de dégoût, de joie, d’excitation, de honte… Tous ces exemples parlent de ce qui est en émergence dans le champ.

Comment s’opère le changement dans la situation thérapeutique ?
Reprenons la pensée de G.Francesetti :

  • Les relations pathogènes du passé créent des formes d’absence en nous. Comme ces expériences ( ces absences) ne peuvent être traversées, elles créent des formes de personnalités ( anxieuse, dépressive…) ou des symptômes qui font que nous sommes dissociés. Cet » inachevé », situé dans le contexte relationnel, fait évidemment que cette expérience ne peut être assimilée.
  • Comment va s’opérer le changement dans cette perspective ? Souffrir, c-à-d porter en soi ce qui n’a pas été assimilé, est donc absence.
    L’absence chez le patient va s’actualiser en devenant présente chez le thérapeute et dans le champ tel qu’il est perçu par le thérapeute.
    C’est ici que G.Francesetti a cette phrase : « Pour que l’absence devienne présente, il faut que le thérapeute prête sa chair ». Quand l’informe prend forme, cela passe par le corps du thérapeute . La souffrance est une absence qui cherche une autre chair pour être mise en lumière.
    La présence, de cette absence chez le patient, va s’inscrire dans le corps du thérapeute et passer par ses sens. Voici quelques exemples : Le regard du thérapeute attiré par un geste, une couleur, un objet peut parler de ce qui tend à apparaître dans le champ , de même au niveau auditif, le thérapeute n’entend plus correctement le patient ou il parle trop fort. On peut également citer en exemple, un thérapeute qui tout à coup a des nausées, qui perçoit une odeur de mort.
  • Toute cette poussée de l’absence pour être assimilée conduit au concept d’intentionnalité. Le patient arrive dans la situation thérapeutique avec une intention qu’un « non achevé » s’achève, qu’une absence devienne présente.
    Cette intention est non connue du patient, cette force pousse, presse à son insu et le changement va se produire quand patient et thérapeute sont dans le même paysage. Nous ne sommes pas ici dans une perspective intra-psychique.

Exemples cliniques illustrant la perspective de champ

1. Une patiente me parle et je constate que je l’écoute avec difficulté. Mon attention, mon regard reste accroché à son sac et à un petit chien imprimé sur celui-ci. En moi, je sens l’ennui qui se pointe.
Je fais alors le choix, en rupture avec le discours de cette patiente, de lui nommer ce qui fait figure chez moi : le petit chien dessiné sur son sac.
La patiente est envahie de larmes et évoque son immense solitude.
Je fais l’hypothèse que « poussait à apparaitre » cette souffrance d’une totale solitude et que cette patiente, à son insu, était habitée par ce vécu.
Cet insu s’est déposé dans le champ et a été perceptible par mes sens. Ici mon regard a été attiré par un objet et un vécu d’ennui qui commençait à s’installer.

2. Un patient me parle longuement, je sens que je me décroche du contenu et tout à coup un mot tinte de manière particulière à mon oreille : « déverrouillé ».
Le mot « rouille » plus précisément fait figure en moi et je choisis de le lui partager.
Le patient s’effondre, quitte son discours pour me parler de l’inquiétude de la maladie qui le « rouille ».
Je fais donc à nouveau l’hypothèse qu’il y avait une intentionnalité présente. Parler de sa maladie poussait à être partagé avec moi et j’ai capté cela par le biais du mot « rouille ».

3. Il s’agit d’une patiente que je vois hebdomadairement depuis quelques années.
Je vis en permanence que je suis contraint à une attention infaillible à elle. Je n’ose regarder fût-ce une seconde le mouvement d’un bus qui passe dans la rue. Lors d’une séance, je regarde l’horloge quelques minutes avant la fin de la rencontre ; elle s’effondre, se dit dévastée « parce que la séance va finir ».
Je me sens emprisonné par elle dans une obligation d’attention constante. J’ai perdu toute liberté de regard et de mouvement. Je suis figé.
Je finirai par comprendre ce qui crée cette atmosphère, grâce à une hypothèse d’ordre psychopathologique qui s’est imposée à moi. Cette patiente n’a absolument pas été reconnue, vue, et ce dès le début de sa vie. Elle souffre de cette non-reconnaissance, d’être non existante dans sa singularité, sa spécificité aux yeux de tout autre.
Cette souffrance la « déborde » continuellement et lui rend toute vie sociale quasi nulle. Elle est dans des changements professionnels permanents.
Dans cet exemple, j’ai choisi de ne pas nommer cette hypothèse, de me laisser habiter « tranquillement » par son vécu et l’exigence d’une très grande présence.
Au fil des mois, les moments d’effondrement, de désespoir et d’angoisse ont progressivement diminué. Quant à moi, j’ai retrouvé plus de souplesse, plus de liberté.
Ici encore, sa souffrance dans sa spécificité qui est de ne pas exister aux yeux de l’autre s’est déposée dans la relation thérapeutique. Cette souffrance fait partie du paysage dans lequel nous interagissons et je la capte à travers mon ressenti et ce qui fait figure pour moi.
Elle a pu, au cours des séances, vivre une expérience nouvelle et restauratrice.

4. Il s’agit d’une patiente que je reçois depuis quelques années. Elle a rompu un lien de couple d’une durée de 15 ans , il y a de cela 5 mois. Depuis 15 jours, elle démarre un nouveau lien amoureux.
Durant la séance que je veux rapporter, cette patiente me parle mais ce qui s’impose comme figure en moi, c’est la gestuelle de ses mains que je vois comme une belle danse. Je ressens quelque chose de joyeux en restant présent à la chorégraphie de ses mains.
Je me risque à lui dire ce que je vois…des larmes se mettent à couler lentement et après quelques secondes, elle me dit : « c’est vrai, je réalise que ce qui me manquait tellement, c’est de caresser un corps. J’étais en manque de toucher avec mes mains. Hier, j’ai rencontré ma sœur et je lui ai dit, j’ai envie de te prendre dans mes bras…Je ne l’avais jamais fait de ma vie. J’avais, j’ai un grand besoin de toucher, de caresser. »
Ici aussi, l’absence s’est déposée en moins à travers la perception de la chorégraphie des mains.
Dans cet exemple, l’absence était déjà en train de devenir présente avant la séance mais des mots ont pu être mis au cours de celle-ci.

2. Réflexions sociologiques sur notre société

Le début d’internet remonte aux années 90. Avec cette révolution, nos connaissances immédiates de tout ce qui se passe dans le monde sont devenues une nouvelle réalité. Nous sommes informés de tout d’instant en instant.
Nous sommes surtout informés continuellement de tous les problèmes du monde : guerres, attentats, événements anxiogènes variés. Outre d’être informés, nous sommes continuellement tenus à une vigilance pour savoir s’il ne s’agit pas d’une désinformation.

Nous sommes entrés dans un monde de non-permanence. Tout est éphémère.
Le sociologue d’origine polonaise Zygmunt Bauman a introduit le concept de « modernité liquide ». Dans ses travaux, il nous décrit une société contemporaine marquée par des changements rapides, donc par l’incertitude et l’instabilité.
Bauman décrit les caractéristiques principales de la modernité liquide :

  • Fluctuation incessante des identités
  • Précarité des relations : les liens sociaux, économiques et personnels sont devenus fragiles, temporaires.
  • Consommation effrénée : la société privilégie la consommation rapide au détriment de la durabilité.
  • Incertitude constante : la « fluidité » reflète un monde où les cadres stables (travail, famille, politique) se dissolvent.

Ce concept de modernité liquide est proche du concept de monde fluide, notion plus générale incluant la philosophie, la sociologie, les sciences politiques. Il s’agit d’un monde où les mutations sont rapides, où l’imprévisible prévaut.

3. Conséquences psychopathologiques

En réponse à ce monde fluide, aux repères se modifiant continuellement, la psychopathologie évolue. Certains troubles s’accentuent, de nouvelles formes de mal-être apparaissent. A chaque changement sociétal de telles modifications se produisent.
Par cette réflexion, je ne dis pas que tout s’aggrave, mais que les formes de souffrance donc de psychopathologie, changent.

Citons quelques exemples :

• Les troubles de l’identité
C’est surtout ceux-ci que je vais mettre en évidence.
Avec des informations permanentes, des références en modification constante, avec cette diminution de la présence réelle, physique aux Autres, il devient difficile de trouver un sens à sa vie (je pense davantage aux jeunes) et d’acquérir un peu de continuité dans son identité.
La Gestalt-thérapie parle de « la fonction personnalité » pour décrire « ce que je me raconte sur qui je suis ». La fonction personnalité fournit des informations sans cesse changeantes, souvent contradictoires voire fausses. Ceci conduit à de la confusion quant à l’image de soi-même.
Je citerai deux exemples de troubles probablement en lien avec cette question de l’identité :

    • Les phobies scolaires sont en augmentation au cours des dernières années. Sans image de soi suffisamment forte et permanente, l’enfant ou l’adolescent, est davantage anxieux à s’exposer au monde, à apparaître sous le regard de l’Autre. La fragilité identitaire rend le regard de l’Autre très menaçant. L’adolescent ainsi fragilisé, « sans forme », se replie chez lui, dans son monde familier.
    • Les scarifications sont en augmentation : de 71% chez les filles entre 2019 et 2022 selon une étude du DRESS ( organisme dépendant du ministère de la santé en France).
      S’il est très évident que ce phénomène a des causes multiples, on peut formuler l’hypothèse que les troubles identitaires favorisent ce comportement. Quand les mots leurs manquent pour formuler qui ils sont et pour exprimer leur souffrance, ils ont recours à ce comportement non-verbal pour dire qu’ils vont mal.

• Les troubles anxieux
Les changements permanents dans les référents sociaux ( les emplois, les relations..) génèrent un stress chronique. On ne peut plus s’appuyer sur du solide, du continu ce qui engendre une anxiété diffuse.

• La dépression et le sentiment de vide
En contraste avec ces contacts virtuels et multiples, nous sommes beaucoup moins dans une présence réelle avec l’Autre. Le vécu de solitude croit, les vécus de désorientation et d’isolement grandissent.
Ces changements conduisent à un sentiment d’impuissance et amènent les personnes à ne plus savoir dans quelle direction agir.
Ces différents phénomènes sont le lit de la dépression.

• Fragilité des relations interpersonnelles
Ce monde appelé « liquide » génère des relations éphémères, multiples, « jetables « , de « consommation « . Il conduit à des relations affectives moins stables et à un sentiment de solitude. On constate aussi une peur de l’attachement durable, on vit d’avantage dans le court terme et la peur de demain.

• Addictions et comportements impulsifs
Dans ce vécu douloureux d’isolement et de désorientation, le recours à des addictions grandit : dépendance aux écrans et à divers produits, ceux-ci sont de plus en plus nombreux et en constante mutation. Le soulagement rapide, l’apaisement instantané d’une souffrance conduit à l’usage d’alcool, de médicaments et de drogues.
Il est à constater que dans les hospitalisations en psychiatrie , les patients vont en plus de leur pathologie première souffrir d’une dépendance à l’un ou l’autre produit ; on parle de plus en plus de double diagnostic.
Ce « tout, tout de suite » dans une société qui favorise le jetable et la consommation, conduit à des comportements impulsifs : faits de délinquance, achats compulsifs..

4. Quelles psychothérapies en regard de ces modifications psychopathologiques ?

En réponse à ces difficultés identitaires, le monde psy multiplie le nombre de diagnostics « partiels » visant à répondre à ce vide. J’en citerai quelques-uns : haut potentiel intellectuel ou/et émotionnel, troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité, SFC (syndrome de fatigue chronique), syndrome post-traumatique…

Si je développe un peu le syndrome post-traumatique, il est à constater que l’appréhension de la personne se fait de plus en plus en terme de trauma, oubliant l’entièreté et la complexité de la personnalité des patients. Si les traumas sont certes existants, l’usage intensif du terme réduit la personne à des moments de son histoire faisant fi de la globalité de la personne. Celle-ci est réduite à des chocs de vie.

En réponse à cette difficulté de trouver son identité, les diagnostics limités au trauma viennent aussi combler ce vide identitaire. On voit ainsi se multiplier de nouvelles thérapies du trauma.

Tous ces diagnostics partiels rassurent souvent le patient car cela lui donne une pseudo-identité. La question qu’on peut néanmoins se poser : aident-ils à mieux comprendre la personne ou la réduisent-ils à une étiquette ?

Dans un monde aux repères instables, à l’identité qui peine à prendre une forme suffisamment durable, il me paraît utile d’insister sur la pertinence des psychothérapies qui à la fois appréhendent l ’Autre dans sa globalité et visent à un changement profond et solide. De telles psychothérapies ne peuvent s’inscrire que dans une durée suffisamment longue.

Si les thérapies brèves ont leur pertinence pour enlever des symptômes ou dépasser des traumas, elles me paraissent devoir venir en complément aux approches qui visent un travail profond sur l’identité et l’image de soi.
Pour répondre au vécu de solitude devenu si profond, je suis frappé dans ma pratique par la pertinence accrue des thérapies de groupe. Celles-ci peuvent peut-être répondre à ce manque d’interactions réelles présent dans notre monde.

Je dirai pour terminer un mot sur la Gestalt-thérapie dans un paradigme de Champ, face à un monde fluide, avec toutes les caractéristiques citées ci-dessus.

La Gestalt-thérapie quand elle aborde le changement en terme de modification dans le Champ, intègre non seulement la personne dans son unité psycho-corporelle, mais également tous les déterminants de l’environnement proche ou sociétal qui participent à l’émergence d’une expérience unique.
Cette forme de Gestalt-thérapie insiste sur la complexité , prend en compte cette multitude de référents qui créent incertitude et difficulté de trouver sens. Le travail, dans la durée sur la découverte des complexités de qui je suis trouve place dans cette approche en terme de Champ.

Références bibliographiques :

  • Bauman Zygmunt « Liquid Modernity » Polity press, 2000.
  • Franceseti Gianni “Fondamentaux de psychopathologie phénoménologique gestaltiste » L’Exprimerie- IFGT 2022.
Publication proposée par : Charlier Claude

Claude Charlier est est psychologue clinicien et psychothérapeute à Liège et Malmedy (adulte, adolescent, couple, groupe et supervision). Il est membre titulaire de la Société Belge de Gestalt-thérapie (SBG).
- Contact : 0497 62 72 56
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Consultations :
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