Qu’il s’agisse de psychothérapie, de coaching ou d’autres natures d’accompagnement (non spécifiquement dédiées au corps), intégrer la dimension corporelle dans sa pratique est un réel défi.
Passionnant et prometteur, il mérite d’être relevé. Mais comment ?
Identifier les obstacles, réguler ses ambitions, goûter les options et dessiner les possibles sont quelques-unes des pistes vers une pratique intégrée, modeste, simple, accessible et délicate. C’est-à-dire puissante.
Tout d’abord, nos pratiques sont empreintes d’une histoire dont elles héritent. D’un côté les caractéristiques statique, peu interventionniste et mentale de la psychanalyse, de ses débuts, restent prégnantes. D’un autre, les approches psychothérapeutiques qui ont ensuite accordé davantage de place au corps ont été à la fois subversives et excessives dans la polarité opposée. La catharsis et le côté spectaculaire étaient prisés, narcissisant le thérapeute très engagé, qui prenait souvent des risques. Ces pratiques ont permis à la psychothérapie de progresser dans une large diversité d’approches, produisant parfois le meilleur, mais également le pire, au dépend de patients qui se retiraient discrètement dans la honte de l’échec, ou dramatiquement du fait de décompensations plus ou moins réversibles.
A ceci s’ajoute un paradoxe de la formulation pour la dimension corporelle. Si intégrer cette dimension a pour visée de soutenir l’unité de l’être et sa congruence, il devient paradoxal de considérer « le corps » comme une entité à part. Et simplement le nommer ainsi revient à suggérer qu’il est distinct. Dire que l’on s’intéresse au corps peut induire qu’on le considère comme une entité à part, isolée du reste. Pourtant, il ne peut ni se suffire à lui-même ni se soustraire aux interférences mutuelles et croisées avec les autres dimensions, qu’elles soient psychiques, mentales, relationnelles, sociales ou spirituelles ! Dans ce système complexe que représente l’être chaque dimension interagit, se révèle et se transforme au contact du reste, dont elle ne peut être isolée, et dont elle devient difficile à distinguer.
Il nous est pourtant utile de nommer les constituants de cette dimension pour nous permettre de les considérer. Nous en omettons d’ailleurs bien souvent certains parmi : les sens perceptifs et intéroceptifs, la mobilité, la motricité, la sensorialité, le postural, l’énergétique, la chimie (endocrinologie, équilibre acido-basique, sels minéraux…), le physiologique, le neurovégétatif, ou le vibratoire. Il est impossible d’être exhaustif, mais nécessaire de s’approcher au mieux d’une complétude.
Les maîtres et experts de leurs approches corporelles « déposées » sont convaincus et convaincants. Ils contribuent à l’enrichissement des pratiques d’accompagnement. Toutefois, certains d’entre eux ne servent que trop peu leurs stagiaires en formation qui tentent de modéliser cette expertise théâtralisée à l’occasion de démonstrations didactiques toutes plus réussies et spectaculaires les unes que les autres. Inimitables ! Et élitistes. C’est omettre qu’une démonstration dans un contexte de formation n’a, pour diverses raisons, que peu de rapport avec la réalité de terrain des accompagnements qu’ils soient en cabinet, en entreprise ou en institution. Dans le pire des cas, cet écart se manifeste, pour certains praticiens formés à l’approche en question, par des échecs décourageants qui leur donnent le sentiment de ne pouvoir intégrer cette expertise et leur font hélas renoncer également aux options davantage accessibles du travail corporel.
S’ajoute le foisonnement de méthodes et de formations, dont le nombre ne cesse de croître. Difficile de s’y retrouver, chaque « école » revendiquant la paternité de concepts novateurs ou une pertinence encore jamais atteinte. Difficile aussi de se sentir légitime sans maîtriser le jargon de ces approches, ticket d’entrée vers la reconnaissance. Il faut une capacité à prendre du recul pour percevoir à quel point revenir aux essentiels et aux choses simples est la première des clés et un prérequis pour aller plus loin. Plus loin et surtout loin des dogmes.
Un autre obstacle bien naturel tient au fait que tout investissement du corps ramène l’attention sur l’ici et maintenant. Même si cet investissement peut sembler infime, par exemple en portant son attention sur ses ressentis ou en modifiant sa posture. Ce type d’expérience est engageant et éloigne les possibilités d’évitement ou de diversion auxquelles le patient/client recourt volontiers, préférant parler d’un ailleurs ou d’autres que lui. Le praticien peut lui aussi trouver un certain confort à rester sur le mode de la pensée et du verbe. Le propos n’est pas du tout d’exclure ces possibilités qui sont nécessaires et utiles. Simplement, il se passe autre chose quand on porte l’intérêt à ce qui se passe ici, maintenant, et avec nous. Il n’y a pas triangulation avec « l’ailleurs » ou le « avant » et la tension tout naturellement se fait plus forte, créant parfois une pudeur, une peur, ou une forme de timidité, pour le patient/client, mais aussi pour le praticien. Ce qui est important à comprendre c’est que plus l’expérience est délicate et subtile et plus elle crée cette tension. Par exemple, s’avancer depuis une bonne distance, l’un vers l’autre lentement sans autre projet que d’observer ce qui se passe en soi et d’arrêter dès lors qu’un changement est observé, puis de choisir de continuer ou non est une expérience souvent plus dévoilante et exposante qu’une mise en mouvement plus visible et qui pourrait sembler plus audacieuse ou spectaculaire.
Un dernier frein tient à une précaution qui honore ceux qui s’y attachent. Il s’agit d’éthique car l’investissement corporel requiert une grande délicatesse et des renoncements choisis dans le respect de la personne, de ses frontières, de ses limites, en prenant en compte les potentiels malentendus et les phénomènes transférentiels. S’il est indispensable de demander au patient/client l’autorisation de simplement poser une main sur son épaule (à supposer que ce geste réponde à une stratégie réfléchie et justifiée), la réponse ne peut en aucun cas suffire à garantir la justesse du geste car cette réponse ne peut être considérée d’emblée totalement libre. Ce serait négliger les phénomènes transférentiels et les autres enjeux de la relation. Ces questions convoquent la nécessité d’un tiers tel que le superviseur, tant elles sont subtiles et essentielles aussi bien pour le patient/client qui doit être respecté que pour le praticien qui doit se sentir légitime.
Ce qui m’interpelle souvent au point de prendre le clavier pour écrire cet article, c’est de constater que les praticiens que je rencontre à l’occasion de supervisions ou de formations mettent la barre haute. Les représentations les plus fréquentes en matière de dimension corporelle sont très stéréotypées et font l’impasse sur des éléments de posture et des interventions très simples, très accessibles et très porteuses.
Tout commence par soi, en tant que praticien. Inutile de vouloir déployer quoique ce soit pour mon patient/client si je n’ai pas pris soin de bien m’installer, si je ne suis pas capable d’ajuster ma position pendant la séance, si je ne me sens pas libre de mes mouvements, si je m’oublie et si je me coupe de mes sensations. C’est en étant présent et disponible à mon patient/client, mais aussi à moi-même que ma qualité de présence est incarnée lui offrant tout à la fois un appui solide et cohérent, une autorisation et une source d’inspiration.
Toute proposition investissant le corps doit impliquer également celui du praticien, sans quoi le risque d’humilier le patient pointe. Si je propose de se déplacer au sein du cabinet vers des objets qui attirent, par exemple, alors je dois moi aussi me lever. Rien de particulièrement extraordinaire dans une telle proposition et pourtant elle peut surprendre, innover, autoriser, mobiliser et créer quelque chose d’une expérience de l’ici et maintenant. De la même manière s’il est question d’expérimenter de se toucher soi-même le bras à même la peau, avec une intention de bienveillance, je dois le faire en même temps que mon patient/client. Ce partage ouvre de surcroit à une forme de complicité relationnelle et à la construction du « nous ».
Prendre en compte la dimension corporelle dans nos accompagnements est également une responsabilité éthique en matière de prise en charge. Laisser le patient/client croire que notre accompagnement suffira à son mieux-être quand ce n’est pas le cas est dangereux et grave. Or c’est encouragé par la psychologisation médiatique de toute souffrance, en partie contrebalancée par l’hyper-médicalisation. Selon le degré d’urgence et le niveau d’atteinte de sa santé il peut être nécessaire de formuler une recommandation, voire une injonction à consulter un médecin ou un autre expert de la santé comme condition à notre prestation. Dans notre orientation holistique nous nous devons de faire référence entre autres à la « chimie » et à la « mécanique » du corps, dont nous ne sommes pas experts.
Notre responsabilité est de développer avec notre patient/client la conscience et la considération de sa dimension corporelle et des leviers à sa disposition pour en prendre soin, également par lui-même. C’est là qu’une posture pédagogique peut se révéler utile de temps à autre. Tout ne se joue pas à nos côtés et au sein du cabinet, de l’institution ou de l’entreprise. Il y a à soutenir « petit pas par petit pas » des expériences transposables dans le quotidien. Expérimenter en toute sécurité de relâcher sa vigilance sur une surface portante fiable, dans le cadre des séances, peut lui permettre de se laisser porter en conscience par le train qui l’emmène chaque jour au travail. Le petit pas très significatif suivant peut être, selon ses aspirations et attentes, de devenir disponible à un état de conscience contemplative pendant son trajet. Et ceci sans avoir à développer un espace et un temps sanctuarisés pour une méditation, bien que cela présente d’autres intérêts. C’est également ainsi qu’il peut cheminer et se transformer peu à peu, vers ses aspirations, renforçant également son intégrité.
Bien sûr, l’attente spécifique du client/patient concerne plus ou moins la dimension corporelle ainsi que cette visée d’unité et d’intégrité. Mais à chaque fois la question se pose d’une manière singulière : comment son attente parle ou non de ce qui se joue au niveau corporel, à la fois en terme de problématique et de résolution ? Il s’agit d’écouter, d’accueillir, d’observer, d’explorer ensemble, puis de définir une stratégie. Ensuite seulement vient la question de la posture et de l’intervention. La gamme des options simples et accessibles est très vaste. En début de pratique le praticien peut être sécurisé et inspiré par des listes qu’il s’en crée. Puis peu à peu, au fil de l’aisance qui croît avec l’expérience, il peut davantage s’appuyer sur son intuition et sa créativité, en cohérence avec sa stratégie au service du patient/client. Chacun son style et il en faut pour tous les goûts ! Pour ma part, je préconise la modestie, les petits pas, et la sobriété du « juste assez », car j’ai remarqué que ce sont souvent les choses les plus subtiles et les plus délicates qui sont les plus puissantes en profondeur et dans la durée.
Le principal défi n’est pas de suivre des principes ou protocoles corporels, « prêts à appliquer », c’est d’en prendre le meilleur au regard de la situation et de le déployer au profit du patient/client. La priorité consiste à servir le bénéfice de ce dernier plutôt que la loyauté à une méthodologie, ou pire encore la loyauté à une « école » ou à un maître, expert de ce qui serait à appliquer. Certaines pratiques plus ou moins « déposées » mobilisant plus spécifiquement le corps peuvent être des sources d’inspiration fertiles : psychomotricité développementale, eutonie, focusing®, rituels, états modifiés de conscience, psychodrame ou monodrame, Qi Gong, diverses danses, jeux, clown, mises en situation, préconisations de pleine conscience, expression créatrice, usage de médias, diverses approches de résolution des traumas, etc.
Quoiqu’il en soit le praticien devra être vigilant à s’ajuster aux besoins du patient/client, dans le respect de ses attentes, et en prenant en compte la situation et le stade de son cheminement. Cette condition invite à une création sur-mesure de « l’être » et du « faire » du praticien, voire même à une co-création de ce qui sera à déployer. Par ailleurs le praticien devra veiller à préserver la cohérence avec son style singulier et avec les fondamentaux qui sous-tendent sa posture et sa manière de travailler. Cette condition invite à adopter une posture et un mode d’intervention intégrés.
C’est alors que l’accompagnement devient un art délicat et puissant.
MON INVITATION
Loin de « faire du corporel » je préconise de considérer cette part de l’être, d’y porter attention, de la mobiliser et de lui accorder des autorisations. Toute proposition qui au sein de notre accompagnement investit cette dimension la rend présente et légitime. Ceci favorise son intégration vers l’unité.
Gestalt-thérapeute intégrative, systémicienne et somaticienne, je forme et supervise de nombreux thérapeutes en France ainsi qu’à l’étranger. J’ai dirigé l’EPG jusqu’en 2017 et co-fondé le CEFoRT en 2014. Je m’inscris résolument dans une dynamique de recherche et de transmission qui m’a amenée à publier de nombreux articles et chez Larousse « Un léger soupçon d’autisme ».
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