Technique Alexander

Les trois dimensions du changement personnel

Par Athanase Vettas


Les trois dimensions du changement personnel

Francisco Varela, un biologiste et neuroscientifique chilien, qui a travaillé en France la dernière partie de sa vie, s’est intéressé professionnellement ainsi que sur le plan personnel à la manière dont on devient conscient de soi et de ce que l’on fait.

Il a exploré scientifiquement le domaine de la subjectivité et son travail, ainsi que celui de ses successeurs, a de ce fait prêté à controverse. Pour ceux qui désirent en savoir plus, il a appelé neuro-phénoménologie le domaine de recherche qu’il a initié.

Il en est arrivé à définir trois dimensions dans le processus pratique d’éveil à la conscience de soi qu’il a nommées respectivement, en anglais : suspension, redirection et letting-go, que je traduirai en français par suspension, redirection et lâcher-prise.

A tout moment, selon Varela, le processus volontaire de prise de conscience de soi n’est complet que s’il implique un accès à soi mettant en œuvre simultanément ces trois dimensions, dont je parlerai plus en détail ci-dessous.

La neuro-phénoménologie offre un cadre théorique très prometteur pour quiconque, professionnellement ou à titre personnel, s’intéresse d’une manière concrète et pratique à la question du comment faire pour faire mieux, pour faire autrement, pour accueillir le nouveau sans se refermer ou pour quiconque désire s’ouvrir au monde et à soi dans un état de conscience plus fiable, sans se répéter et sans renforcer ses habitudes.

LA TECHNIQUE ALEXANDER

J’aborderai les notions de suspension, de redirection et de lâcher-prise principalement à partir de la perspective de la Technique Alexander, que je pratique professionnellement.

La Technique Alexander, la plus ancienne des méthodes psycho-corporelles et expérientielles occidentales, est née en Australie à la fin du XIXème siècle.

F.M. Alexander, à qui elle doit son nom, l’a d’abord développée pour surmonter des problèmes vocaux d’enrouements et d’aphonie sur scène en tant que déclamateur de Shakespeare en début de carrière.

F.M. Alexander lui-même a très tôt réalisé et exploré le potentiel de sa méthode pour le développement d’un contrôle conscient et constructif de soi en situation réelle, face aux défis de toute activité humaine.

L’INHIBITION CONSCIENTE

Le pendant de la suspension de Varela en Technique Alexander est ce que nous appelons l’inhibition consciente. Même si les trois dimensions du processus de conscientisation sont simultanées, pour des raisons didactiques et d’expérimentation, on place la suspension-inhibition en premier lieu.

Inhibition, au sens premier et neurologique du terme, signifie ‘empêcher de’, pris dans un sens dynamique et actif. Il s’agit d’une activité non volontaire d’auto-régulation des processus d’organisation du corps. Au niveau conscient, celui qui nous intéresse ici, il s’agit ‘tout simplement’ de se retenir de, de mettre en suspens toute réaction, de créer un espace-temps intérieur sans attentes, d’accepter que rien ne puisse se passer, de ne rien faire, de faire le vide comme on dit communément.

Varela et Alexander ont compris qu’il s’agit d’une compétence innée, d’une habileté à notre disposition, mais qui nécessite d’être éduquée. Nous avons la possibilité d’apprendre à nous rendre disponibles. Comme l’ont compris depuis toujours nombre de traditions spirituelles et religieuses, et les voies méditatives ou martiales.

C’est un apprentissage accessible à tous mais qui exige un investissement régulier si l’on désire atteindre un niveau de maîtrise satisfaisant, et cela rebute beaucoup de monde.

Et comme pour tout art, devenir un expert prend du temps, ici en l’occurrence expert de soi. Qui sait jouer du violon après quelques leçons seulement ? Au-delà du talent, qui ne mène pas aussi loin que l’on aimerait espérer, il y a l’usage conscient de soi, une utilisation fine de soi qui nécessite une sensibilité et une perception qui n’est possible que si ce qui est habituel, ce qui perturbe est écarté. Toute tension habituelle qui vient s’infiltrer dans nos gestes, toute pensée inutile qui vient couvrir un cheminement nouveau, toute émotion négative qui alourdit notre enthousiasme de départ doivent être mises en suspens. Même l’idée que l’on a de soi à un moment donné doit s’effacer pour pouvoir se rendre totalement disponible.

Il s’agit donc d’une attitude intérieure avec laquelle il s’agit de se familiariser. Les maîtres zen disent que l’on ne peut remplir une coupe pleine.

Voici une petite histoire vraie qui m’a été récemment racontée.
Une neuropsychologue reçoit en consultation une fillette de 6 ans. Avant de commencer la séance, elle lui demande de patienter le temps de compléter un document et d’aller s’occuper dans le coin jouets et livres. La psychologue ajoute : - « Si tu préfères ne rien faire, tu ne fais rien, je n’en ai pas pour longtemps ».
Quelques secondes plus tard, penchée sur son dossier, la psychologue entend trois petits coups sur son bureau donné par la fillette pour attirer son attention.

Elle lève la tête et reste bouche bée en entendant l’enfant lui demander : - « Madame, ça veut dire quoi, ne rien faire ? »
Vous devinerez aisément l’embarras de la psychologue devant cette question. Parce qu’en réalité, déjà pour une enfant, le rien est intolérable. Nous avons besoin de sensations pour nous sentir vivre.

Pourquoi alors partir de rien ? Parce que ce que l’on ressent habituellement est forcément lié à ce que nous faisons et ne peut pas nous mener à une nouvelle expérience. Un mauvais geste, une pensée fausse, une émotion déplacée ne sont pas isolés : ils impliquent une réaction globale de tout l’organisme, et tout ce que nous ressentons à un moment donné est associé à une même manière d’être, et par conséquent de faire. A partir d’un état habituel, on ne peut que se répéter.

Nous ne pouvons pas partir de cet état pour nous améliorer ou nous corriger. Il nous faut d’abord faire preuve d’inhibition consciente. Dire non à ce que vient à l’esprit, ne pas se poser la question du pourquoi, ne pas juger, ne pas analyser, ne pas essayer d’expliquer, ne pas réfléchir : simplement se rendre disponibles pour autre chose.

Aucune technique, ou même aucun ‘truc’ personnel qui vous aide à vous calmer et à ‘faire le vide’ en vous n’est à dédaigner si cela peut vous rendre plus disponibles.
Vous vous trouvez maintenant à l’endroit idéal pour la suite du voyage. Cet état de ‘non-faire’ est un préalable à toute action consciente.

LES DIRECTIONS CONSCIENTES

En empêchant une impulsion, vous créez un état d’où tout devient possible. Mais rien ne se passera si vous restez immobile et passif.
Varela parle ici de redirection. En Technique Alexander nous parlons de directions conscientes.
Le calme que vous avez créé en vous vous rend plus sensibles et vous permet de noter des sensations et des changements en vous que vous n’auriez pas notés auparavant.

Il s’agit de ne pas y réagir, votre attention les remarque, mais vous n’y réagissez pas. Vous les accueillez sans y répondre. C’est un choix. Vous restez dans l’inhibition consciente, dans la suspension. Cet état d’inhibition consciente restera présent pendant toute votre activité. Il ne vous quittera pas, au risque de retourner dans un état habituel. Les directions conscientes viennent se surajouter à l’inhibition consciente, elles s’y originent et lui doivent leur existence. Le nouvel état est une attitude où le non et le oui coexistent. Le oui est une ouverture encore imprécise à ce stade-ci.

En Technique Alexander, à ce moment précis, vous dirigez votre attention sur l’organisation posturale du corps, de sorte à permettre à votre corps de se détendre sans se raccourcir. Cela s’apprend, cela prend du temps, mais n’a rien de sorcier. Mais sans partir de ses sensations habituelles, sinon ce serait comme retourner à la case-départ.

Il s’agit de penser, de diriger son attention sur soi, sur son corps pour laisser la tension générale juste se mettre en place.

En d’autres termes, au lieu de laisser votre attention être prise, dirigée par vos sensations, vous la récupérer, et vous la diriger vers autre chose.
F.M. Alexander a choisi la réaction du corps à la gravité, l’organisation posturale, comme cible pour la redirection de l’attention, car il s’agit d’un processus naturel, constant et fiable.

Car toute la difficulté est là. Comment faire pour changer, pour s’améliorer si nos sensations changent constamment en fonction de nos mouvements, de nos émotions et de nos pensées. Nous avons besoin d’une référence fiable. Or la réaction à la gravité qui permet au corps de s’organiser correctement produit dans un premier temps des sensations faciles à identifier au niveau global : nous pourrions dire, en termes simples (et je vous souhaite de vous reconnaître dans ce qui suit) : le corps est léger et mobile, le mouvement est fluide et l’on a l’impression de marcher sans effort, comme sur un nuage, on a la sensation que tout est possible et que la vie est belle.

Quand nos directions conscientes sont bonnes, il est facile de faire la différence entre être lourd et être léger, être tendu et être détendu.
Pour continuer, par exemple, à travailler devant son ordinateur sans les tensions qui s’accumulaient jusque-là, il faut passer par ce processus.

Pour résumer : en nous donnant un peu de temps au lieu de réagir impulsivement, nous nous rendons disponibles pour diriger notre attention vers plus d’espace dans notre corps, permettant ainsi l’émergence de nouvelles sensations qui vont nous permettre de bouger plus librement.

LE LACHER-PRISE CONSCIENT

Nous passons au moment crucial de la procédure que représente le lâcher- prise conscient, car c’est le lâcher-prise qui boucle la triade, pour retourner à la suspension et continuer en boucle.

En Technique Alexander, on insiste beaucoup sur la nécessité de ne pas essayer de retrouver les sensations qui correspondent à un geste réussi, à une position confortable, à un mouvement efficace. A la nécessité de ne pas s’accrocher aux sensations nouvelles produites par une activité ou une réaction satisfaisantes. Au contraire, c’est le moment de lâcher-prise, et de retrouver le chemin qui vous a mené jusque-là, c’est-à-dire retourner à l’inhibition consciente pour pouvoir intégrer la nouvelle expérience sans s’y accrocher, pour pouvoir la renouveler sans se répéter.

Il s’agit donc d’apprendre à accueillir des sensations nouvelles positives quand elles se présentent, à ne pas les rejeter, mais sans non plus les rechercher activement, afin de retrouver le chemin qui les produit quand on est sans a priori et disponibles.

LE MOUVEMENT ANTI-GRAVITATIONNEL COMME REFERENCE

En général, les approches expérientielles dont font partie les méthodes d’éducation somatique mettent en place ce processus fondamental tridimensionnel par des expériences fondées sur différentes formes de mouvement.

La Technique Alexander se focalise sur la réaction posturale à la gravité, qui s’organise autour du rapport dynamique entre la tête et le cou, et le reste du corps. Elle s’intéresse particulièrement à cette organisation du corps que l’on peut contrôler et qui se met en place juste avant le mouvement visible proprement dit, et qui peut être plus ou moins appropriée et habituelle, selon la qualité de la perception de nous-mêmes du moment.

La clé de toutes les techniques expérientielles est d’amener le sujet à réaliser un ‘geste’ intérieur particulier qui consiste à détourner son attention du « pourquoi » pour aller vers le « comment » immédiat, de l’abstrait vers le concret.

Mon corps, mes émotions et mes pensées constituent mon expérience vécue la plus proche et la plus intime au point que j’ai l’impression d’y avoir accès automatiquement et sans effort. Je n’imagine pas un seul instant qu’un apprentissage, qu’un travail intérieur particulier soit nécessaire pour en prendre conscience et m’en défaire si nécessaire.

Mais on réalise très vite de l’avantage de pouvoir percevoir très tôt les sensations diffuses annonciatrices de micro-changements qui ouvrent à l’apparition de nouveaux gestes ou de nouvelles émotions (dans un état de suspension) et, en même temps, des micro-changements nouveaux du corps qui s’organise mieux et qui vont nous permettre de ne pas laisser les processus habituels reprendre le dessus (directions conscientes ), pendant que (toujours la simultanéité), on accepte ce qui que l’on découvre en soi sans s’accrocher, ni aux nouvelles sensations (neuves et inconnues, donc peut-être étranges ou dérangeantes, désagréables et parfois douloureuses, ou même effrayantes parfois) ni aux sensations habituelles et rassurantes associées aux mouvements ou réactions que l’on veut améliorer.

Il y a des moments où il indispensable de se hisser à un autre niveau de conscience, d’où on a plus de perspective sur soi et d’en avoir les moyens et la pratique, surtout lorsque l’on veut changer, s’améliorer, lorsque l’on veut s’ouvrir à l’autre, ou encore dans des situations de conflits où les réactions habituelles sont souvent dangereuses.

Les promesses que l’on fait, ou que l’on se fait dans la douleur, la peine, la frustration, l’échec ; ou l’euphorie, l’enthousiasme, l’emballement, n’ont aucune valeur. Il est utile de le savoir et de pouvoir s’en rappeler.

CONCLUSION

Les possibilités qu’offre la capacité de devenir conscient de ses mouvements intérieurs, dans une dynamique constructive, ouvre des perspectives à long terme encore peu explorées dans le domaine de la rééducation de soi, ainsi qu’en pédagogie, psychothérapie ou philosophie.

Dans notre monde moderne, où le changement est constant et plus rapide que jamais, il est vital de pouvoir retenir un comportement, un jugement habituel, et d’oser agir d’une manière plus appropriée au monde qui se fait sous nos yeux, pour que nous aussi puissions, à notre niveau, en devenir les artisans et non pas les simples spectateurs, sinon les victimes.

Je me souviens avoir lu qu’il a fallu attendre 50 ans, un demi-siècle, pour que 30% de la population ait accès au téléphone ; 25 ans pour le téléphone fixe ; 7 ans pour le gsm. Aujourd’hui certaines nouvelles habitudes liées à la technologie sont remises en question du jour au lendemain.

Pour terminer, Varela nous offre des critères simples pour évaluer la qualité de nos réactions. Lorsque nous remettons en question un comportement ou une habitude, examinons-nous et posons-nous les questions : ai-je assez accepté ce dont je veux me défaire, suis-je assez dans la direction qui correspond à mon désir, ai-je assez accepté ce à quoi je suis arrivé ?

Et n’oublions pas que si une de ces trois dimensions est manquante ou s’il y a trop de déséquilibre entre elles, notre correction ne sera pas fiable.

« Nous savons tous que nous pouvons devenir conscients, cela nous arrive tout le temps. Soudainement, vous devenez conscients de ceci ou de cela, qu’il s’agisse de quelque chose d’intérieur ou d’extérieur. La question est : cela peut-il s’apprendre, devenir une compétence ? Le processus de mise en place de cette compétence est, selon moi, un sujet d’étude fondamental. »
(Franciso Varela (1946 -2001))

Athanase Vettas
Professeur de Technique Alexander
S’intéresse aux conséquences de la vie moderne sur le corps et l’esprit, et aux moyens donnant accès au développement de la conscience de soi.
www.techniquealexander.be
Pour un meilleur usage de soi.
Bruxelles – Woluwe Saint-Lambert
Publication proposée par : Vettas Athanase

Athanase Vettas. Accompagnement individuel, leçons, conférences et ateliers de Technique Alexander à Bruxelles depuis 1998.
Membre de l’Association des Enseignants de la Technique F. M. Alexander de Belgique www.aefmat.be elle-même membre du réseau international ATAS : Alexander Technique Affiliated Societies.
- Tel : 0477 29 10 53 - 02 427 02 69
- E-mail :
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