Psychoanimisme

Individuation et sagesse

Par Antoine Fratini


Individuation et sagesse

Essayons d’opérer un bond dans le futur en imaginant comment pourrait être l’homme s’il devait, comme par miracle, s’acquitter de sa possession par œuvre d’économie et, donc, s’assagir. Quand nous cherchons à sonder l’avenir, la pensée tend naturellement vers le passé dans l’espoir de capter quelques constantes universelles en cet ensemble d’événements humains qu’est l’Histoire.

Or, certains grands penseurs du passé ont donné lieu à des conceptions de l’évolution individuelle et sociale de l’homme qui ont su s’affirmer. C’est le cas par exemple de Platon et de sa fameuse Tetraktis représentée par un triangle à la base duquel sont placé les plébéiens, aux niveaux supérieurs les catégories des commerçants (ceux qui aspirent à une amélioration des conditions matérielles) et des guerriers (ceux qui aspirent à la noblesse des armes) et au sommet celle des sages (les philosophes qui se dédient aux idées et au gouvernement de la polis). Chaque citoyen, selon Platon, appartient forcément à une de ces quatre grandes catégories. Il y inclut aussi la possibilité pour tout citoyen de s’élever d’une catégorie à l’autre selon les directives de son propre daimon. Comme nous pouvons le noter, un tel classement est en large mesure déterminé par la philosophie de fond de son auteur qui lie la réalisation de l’individu à une polis inévitablement constituée par des classes sociales souvent en conflit.

Le schéma jungien de la réalisation humaine, quant à lui, dépend moins du facteur social que d’une division fondamentale de nature psychologique. Selon Jung la psyché humaine est composée par des versants qui s’opposent nécessairement, comme par exemple la conscience et l’inconscient, le Moi et l’Autre, la partie masculine et celle féminine, l’introversion et l’extraversion, la rationalité et l’irrationnel… Et l’homme est aussi et surtout un individu « en chemin », c’est à dire en perpétuelle transformation. Sa personnalité est dynamique et son existence tend à tracer un parcours qui, en synthèse, procède d’une conscience circonscrite et divisée pour aboutir enfin, moyennant toute une série de confrontations intérieures, à une forme de conscience plus ample qui transcende les conflits et les limites du Moi : le Soi.

Pendant ce processus d’individuation, le personnel se fond avec l’universel et le Moi reçoit un sens par le rapport instauré avec l’inconscient et ses archétypes. Une telle condition, que tout un chacun peut expérimenter spontanément ne serait-ce que l’espace d’un instant, est caractérisée par une sensation de paix et d’harmonie avec soi même et avec le monde. On se sent partie intégrante d’un Tout plus grand que l’ego et instrument de réalisation de facteurs inconscients qui entrent dans le temps et s’y concrétisent. L’équilibre intérieur semble alors se refléter dans le monde extérieur, ce qui favorise nettement l’observation de coïncidences significatives (synchronicités) entre ces deux mondes que la mentalité moderne a irrémédiablement séparé. Même pour un psychologue ou un psychanalyste il s’agit avant tout de bien distinguer ce qui appartient au domaine de la psyché de ce qui est du domaine objectif. Par exemple, il est concevable qu’un symptôme puisse avoir une cause psychique ou organique, mais pas les deux en même temps. A la limite, une maladie organique peut s’aggraver à cause de motifs psychologiques.

Pourtant une telle démarche ne coule pas de source. Dans la culture animiste ces deux mondes sont reliés et constitués par une même essence spirituelle. Ainsi, comme suggèrent les phénomènes de synchronicité décrits par Jung [1], la psyché peut se manifester directement et mystérieusement dans le monde matériel ou par des voies impliquant le monde de la Nature (physique) par l’intermédiaire d’esprits (archétypes).
Jung vécu un certains nombre d’expérience de ce genre dont une partie seulement a été publié dans son autobiographie [2].
Vers la fin de sa vie, son neveu raconte qu’un oiseau s’était posé et était resté plusieurs minutes sur la tête de son grand père visiblement en pleine méditation. Même si la compréhension de cet événement n’est pas à notre portée, ne serait-ce qu’à cause de notre manque d’information, un indigène y aurait certainement vu un signe important et aurait su l’interpréter d’une manière adéquate et fonctionnelle pour le sujet ainsi que, éventuellement, pour la tribu. Pour ma part, je ne peux que difficilement me soustraire à l’impression que vers la fin de sa vie Jung, ayant réalisé une œuvre fondamentale d’un point de vu psychologique, était devenu un véritable pilier d’une âme humaine qui avait et aura encore dans le futur un grand besoin de soutient.

Est-il possible de voir dans le passage psychologique du Moi au Soi un premier rapprochement à l’attitude et aux valeurs caractérisant la sagesse ? De même que pour d’autres qualités complexes comme par exemple l’intelligence, la sagesse aussi ne saurait être conçue comme une fonction fondamentale. Elle consiste plutôt en un ensemble d’ingrédients psychologiques qui doivent se combiner d’une manière originale selon le rapport actif que le moi est en mesure de construire avec l’inconscient. En ligne générale nous pouvons affirmer que pour notre homme du futur les valeurs liées à une psychologie centrée sur l’ego devraient laisser place aux valeurs propres d’un mode se rapportant au monde inspiré à l’âme. En effet, l’aboutissement jungien au Soi pourrait représenter, de mon point de vue, une des multiples formes d’expression d’un animisme renouvelé.

Une autre importante théorie concernant l’évolution de l’homme dans la société a été proposée dans la modernité par Maslow. Bien que celui ci ait procédé davantage par intuition que par empirisme, sa théorie motivationnelle joue en faveur de notre thèse sur la supériorité psychologique et spirituelle des peuples animistes. Le fameux psychologue américain soutient que le comportement de l’homme est déterminé par une série de besoins distribués selon une hiérarchie. A la base de sa fameuse « pyramide » se trouvent les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime de soi et d’autoréalisation.

Les deux premiers niveaux sont liés plus ou moins directement aux instincts (reproductif et d’autoconservation). Les besoins d’appartenance et d’estime de soi concernent la sphère sociale et psychologique, tandis que le besoin d’auto-réalisation concerne la vie spirituelle. Selon Maslow, l’homme ne pourrait s’occuper de ses besoins plus élevés avant d’avoir satisfait les besoins primaires se trouvant à la base de la pyramide. Bien que ces thèses aient été objet de critiques, en ce qu’elles perdent de vue l’intégrité d’une personne composée de parties en constante interaction, elles contiennent tout de même un fond de vérité qui s’épouse plutôt bien avec la théorie énergétique de la psyché selon Jung. Une personne aux prises avec des besoins primaires insatisfaits, même en conservant un minimum de spiritualité, a certainement moins d’énergie a y dédier. Tout comme les énergies spirituelles peuvent diminuer ou augmenter selon les problèmes qui émergent ou se résolvent aux niveaux inférieurs.

Sur la base de ces considérations, la comparaison entre les sociétés tribales et la notre se révèle éclairante. En effet, l’homme moderne dispose d’un degré de bien-être matériel jamais rejoint auparavant. Ses demeures sont sures, commodes et fonctionnelles, sa vie est riche de biens en tout genre. D’un certains point de vue, il semblerait que la société moderne pourvoit parfaitement aux besoins primaires de l’individu et donc que celui-ci pourrait aisément se dédier à ses intérêts plus élevés. Pourtant, la réalité nous présente une situation bien différente. L’homme moderne est littéralement prisonnier d’un système gouverné par l’économie n’ayant de place que pour des consommateurs. Il arrive tout au plus à s’occuper de certaines nécessités psychologiques superficielles liées au narcissisme et à l’imaginaire. Nous pourrions presque affirmer, en exagérant seulement un peu, que sa conscience s’arrête à l’image de soi et à sa cure, mais manque totalement de considérer les exigences psychologiques plus profondes (ce qui correspond bien avec le déclin de la psychanalyse !).

Dans les civilisations tribales au contraire, tous les besoins fondamentaux énoncés par Maslow, des primaires aux plus élevés, paraissent satisfaits. De plus, contrairement à l’homme moderne, les membres tribaux ont une fervente spiritualité. Et ce n’est pas un hasard si celle-ci se perd lors des contacts souvent violents avec la culture occidentale basée sur l’arrogance d’un ego ayant coupé les ponts avec le monde de l’âme. Ainsi, en prenant la théorie de Maslow comme mesure de notre comparaison il ressort que la culture animiste est davantage fonctionnelle que la nôtre et réussit à satisfaire intégralement les besoins de l’individu.

Le chemin qui mène à la sagesse pour Jung a un nom, il s’appelle individuation. Il s’agit d’un processus d’unification et d’harmonisation de la personnalité qui tend à advenir dans l’âme de tout un chacun pendant l’arc complet de l’existence. Bien que dans un tel chemin la raison soit abondamment sollicitée, ne serait-ce qu’à propos du travail d’intégration de l’inconscient, l’individuation n’est pas rationnelle dans son déroulement ni dans ses résultats. le Moi n’englobe jamais le Soi.

L’inconscient d’une personne individuée continue à opérer, il est même généralement plus actif qu’auparavant. L’inconscient ne s’épuise donc pas avec la réalisation du Soi. Il devient simplement plus fort, plus actif et plus à la portée du Moi. Dans le système animiste, porteur de sagesse ce n’est pas uniquement la figure du Vieux Sage dans les rêves et les visions, mais la Nature entière qui est dès l’origine de l’homme symbolique et qui s’anime par projection, tandis que le sujet vie de participation.
En d’autres termes, même chez la personne la plus équilibrée du monde un écart inconscient demeure qui est à vivre concrètement dans le monde selon une inclination naturelle et grâce à une culture adéquate. En synthèse, le passage à opérer est celui qui procède d’une personnalité centrée entièrement sur le Moi à une autre plus ouverte à l’âme, et donc à une identité « molle », « liquide ».

Que l’homme soit aujourd’hui encore très ancré à la volonté de domination et d’auto-affirmation de l’égo s’explique aussi par le fait qu’il ne connaît pas de modalités alternatives d’adaptation au monde. Il ne peut que continuer à concevoir l’Autre comme objet ou comme occasion d’exploitation. Contrairement à notre homme du futur qui, inséré dans une culture de l’âme, se montrerait beaucoup plus intéressé à la réalisation d’un rapport harmonieux avec les puissances qui animent sa perception du monde, à un rapport avec le monde qui rendrait enfin possible l’individuation. Dans ce cas, un des critères principaux pour l’agir consisterait dans le sens produit par une confrontation authentique avec un inconscient projeté, perçu et vécu dans la Nature.
Il s’agit là d’une des différences majeures distinguant les macro-sociétés des sociétés tribales. En général, comme nous l’avons déjà affirmé, les peuples tribaux structurent leurs sociétés sur une psychologie et une culture de type animiste qui s’oppose à notre conception matérialiste du monde.
Si pour eux toute chose est « animée », aucune chose ne peut être modifiée à la légère, exploitée pour de simples raisons de profit ni encore moins détruite. On comprend dès lors pourquoi le geste symbolique qui marque la fin du rite d’initiation du jeune aborigène australien est représenté par le simple déplacement volontaire d’une pierre trouvée sur le sol. L’occidental est tellement habitué par sa culture et son éducation à faire usage de son pouvoir décisionnel qu’il ne pèse même plus ces actes. N’importe quel acte lui semble légitime car, refermé sur son ego, il pense et agit en étant détaché de sa dimension animiste et, donc, du monde naturel.
Pour les peaux rouges tout acte décisionnel était vécu en quelques sortes comme un éloignement momentané de Pacha Mama et demandait des dotes de respect et de sagesse.

« Les jeunes hommes de mon peuple ne devraient pas travailler. Les hommes qui travaillent ne peuvent plus rêver et la sagesse provient des rêves. Vous me demandez de labourer le terrain ? Comment pourrais-je déchirer ainsi la peau de ma mère ? Si je le faisait, elle ne m’accueillerait plus dans son sein. Vous voulez que je bêche et que j’extraie des pierres ? Comment pourrais-je lacérer son corps jusqu’aux os ? je ne pourrais plus alors retourner dans son corps pour renaître à nouveau. Vous me demandez de couper l’herbe pour faire du foin à vendre pour échanger contre de l’argent et m’enrichir comme font les blancs ? Mais comment pourrais-je couper les cheveux de ma mère ? »

Ces phrases ne sont pas seulement poétiques, mais témoignent d’une réalité psychologique hélas bien lointaine de la notre. Elles permettent en toute simplicité de comprendre la thèse centrale de cet article basée sur la redécouverte de l’inséparabilité de l’âme avec le territoire naturel, en proposant d’entendre l’individuation jungienne dans le sens d’un passage, encore à inventer, à l’animisme.

En Nouvelle Guinée il est arrivé récemment une chose terrible : les tribus qui jusqu’alors n’avaient jamais souffert la faim car leurs territoires de chasse avaient toujours été respecté en tant que lieux sacrés, à cause de la rencontre/contamination avec l’homme blanc et sa culture matérialiste ces lieux se sont transformés en simples zones de chasse, provoquant ainsi la disparition des diverses espèces animales autochtones qui y vivaient depuis des millénaires et mettant en crise la survie des tribus.

Pour les peuples animistes les lieux sont à respecter non seulement par principe ou par veine écologique, mais avant tout parce que leurs âmes sont reliées aux âmes des personnes qui y demeurent et agissent sur elles. Rien n’est plus logique pour eux. Il s’agit en effet d’une simple donnée de leur expérience.

Ma grand mère, bien que décédée depuis longtemps, continue à agir en moi. Quelqu’un peut bien sur soutenir que cette influence dérive simplement du temps passé ensemble pendant mon enfance et donc d’un lien affectif. Ces expériences précoces ont évidemment modelé mon caractère.

Mais pourquoi ne pas accorder un peu plus de réalité à ces impressions et dire par exemple que l’âme de ma grand mère agit en moi ou que l’esprit de la forêt m’envoie un message quand en me promenant dans cette forêt l’inspiration me trouve ?

Un tel point de vue heurte probablement notre mentalité rationnelle mais a l’avantage d’être plus cohérent avec notre perception originaire du monde. En outre, le rêve est un phénomène très différent de la mémoire consciente. Les images oniriques sont beaucoup plus vives, autonomes et parfois transcendent celles du souvenir. Les indigènes sont constamment visités dans leurs rêves par les âmes des défunts ou des ancêtres totémiques, rêves qui se révèlent souvent pour eux porteurs de messages sensés et féconds à utiliser concrètement dans leur vie et aptes du moins à compléter leur point de vue conscient. Voici donc un excellent exemple de sagesse dérivant d’un rapport positif et vital avec l’inconscient. Penser à une humanité plus sage n’est donc pas si utopique, compte tenu du fait que « sage » ne veut pas dire « parfait ».

Dans nombre de peuples tribaux la sagesse apparaît comme le résultat d’une interaction constructive et constante entre la conscience et l’inconscient se réalisant surtout (mais pas uniquement) par le biais de l’interprétation des rêves.
Pour les Guajiros, les Pueblos et les Tarahumaras du Mexique, comme pour les Naskapi du Labrador et de nombreuses autres civilisations tribales, la vie spirituelle passe entièrement par les rêves. Les Tarahumara pratiquent presque quotidiennement une sorte d’interprétation collective des rêves qui crée des liens et des activités sociales très consolidés. Par exemple, ils se réunissent habituellement en petits groupes dans les ruelles de leurs villages pour se raconter leurs rêves et tenter de cueillir des indications concernant des projets à réaliser ou des problèmes à affronter.

Toutes les tribus se servent dans ce but, en mesure mineure ou majeure, de chamanes. Il me paraît assez difficile de nier que le rôle important joué par ces figures a été revêtu dans la société moderne (souvent inconsciemment) par les psychanalystes, en particulier ceux d’orientation jungienne.
Freud et surtout Jung dédièrent des œuvres entières aux significations symboliques des rêves. Ce dernier publia même un livre [3] contenant plus de 300 rêves des plus significatifs eut par un patient qu’il avait confié à une collègue pour ne pas l’influencer. Ce patient n’était rien de moins que W. Pauli, prix Nobel de physique. Donc, pour la Tradition comme pour la moderne science de l’âme la sagesse provient toujours de l’inconscient.

Mais il ne saurait suffire de rêver pour être sage. Jung insistait beaucoup sur le fait que les rêves devaient devenir des instruments concrètement utiles à la vie. Il s’agissait là d’une manière de signaler la nécessité absolue d’aboutir à une responsabilisation devant le produit naturel du rêve et son interprétation.
La majeur partie des occidentaux se limitent en effet à prendre de leurs rêves ce qui leur plait et à repousser ce qui ne leur déplait, tandis qu’une partie moins consistante essayent de les interpréter. Ces sujets mémorisent leurs rêves, les écrivent sur de beaux cahiers, en parlent avec leurs analystes, mais arrivent très difficilement à la responsabilisation authentique qu’une pratique de confrontation avec l’inconscient comporte. Ils rêvent pour ainsi dire « à vide » ou se limitent à un intérêt de type intellectuel, théorique. C’est ce qu se passe en grande partie aussi dans les associations jungiennes.

La vraie dialectique avec l’inconscient commence à partir du moment où l’on prend position par rapport à ce que l’on comprend du rêve et l’on se décide à en suivre concrètement les indications, même au risque de se tromper.

En pratique, une bonne méthode est certainement de s’adresser aux rêves comme l’on s’adresse à une personne : en s’intéressant à leurs points de vue, en les interrogeant, en réfléchissant à ce que peuvent être leurs intentions, donc en cherchant à les comprendre et à y répondre par des dispositions concrètes.
C’est à partir d’un tel travail et grâce à une telle attitude de respect envers nos propres rêves que peut émerger, avec le temps, quelque chose qui ressemble à la sagesse. Il s’agit donc d’aboutir à un rapport optimal entre conscience et inconscient. Cela signifie se servir de nos propres facultés conscientes mais aussi être prêt à revoir nos propres positions sur la base d’une éventuelle intervention de l’inconscient. La phase qui manque le plus à l’homme moderne est justement la seconde, contrairement à l’homme de l’Antiquité et encore plus à l’indigène dont les psychologies étaient beaucoup plus intuitives et orientées vers l’inconscient.

Mais se rapporter à l’inconscient par le seul moyen des rêves serait limitatif pour une véritable culture de l’âme. Généralement, les peuples tribaux utilisent aussi des moyens plus « diurnes ». Nombre de circonstances fortuites de la vie étaient perçues et considérées chargées de sens. Pour illustrer le concept, les tribus polynésiennes emploient la parole mana. Quand un évènement apparemment fortuit implique une personne, cela signifie qu’il est doté de mana. Le sujet impliqué dit donc se purifier par des rites et interroger les esprits pour comprendre ce qu’ils veulent de lui. Ce genre de pensée et comportement peut aussi s’interpréter d’une manière plus scientifique. Il suffit de remplacer les termes « mana » et « esprits » par « libido » et « inconscient » ou « complexes » et de concevoir l’implication comme étant strictement de nature subjective. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, il s’agit de culture et de sensibilité différentes et de liberté d’interprétation.

La société traditionnelle des aborigènes australiens est structurée en plusieurs clans. Chaque clan a un totem qui appartient à un des divers règnes minéral, végétal et animal. Un membre appartenant au clan lézard aura, pour ainsi dire, un « inconscient lézard » , c’est à dire identifié à cet animal. Ce qui attribue un nom et des qualités typiquement « lézard » à son inconscient et lui permet d’organiser les évènements qui le touchent selon le type de relations qu’ils entretiennent avec les lézards [4]. Si, par exemple, en entrant dans un territoire la présence de nombreuse proies spécifiques au lézards est avertit, ce lieu pourra être perçu comme étant particulièrement propice pour la chasse ou pour y dérouler des cérémonies. En ce sens l’inconscient facilite l’observation de la Nature et s’en enrichi. Au temps de la Rome Impériale, toujours dans le but de stimuler l’inconscient, le dévoué concentrait toute son attention sur la statut ou l’effigie d’une divinité qu’il voulait interroger jusqu’au moment où il la voyait faire un signe qui devait ensuite être interprété d’une manière positive comme négative. Ce signe était le numen, un concept assez voisin, comme on peut noter, du mana polynésien.

Le même processus est à l’œuvre normalement pendant la pratique religieuse de la prière devant la statue ou l’effigie d’un saint. Un bon exemple, exprimé non sans ironie par le grand cinéma italien, se trouve dans le film Operazione San Gennaro [5]. Le protagoniste, un mafioso vieille manière, entre dans l’église consacré au Saint patron de Naples, parle à la statue de ce dernier en cherchant à convaincre le saint de lui laisser voler le trésor qui, une fois par an, est transporté en procession dans les rues de la ville. A la fin, un rayon de soleil passe par le vitrail d’une paroi et illumine le visage de Nino Manfredi qui s’exclame : « J’ai compris, merci San Gennaro, tu ne le regretteras pas ! »

La Nature est un immense récipient de formes aptes à catalyser les projections de l’inconscient. Quand ceci se vérifie, les lieux et les êtres tendent, si on les laisse opérer spontanément, à s’animer et à entrer en résonance avec notre psyché. On éprouve alors le besoin de retourner en de tels lieux, à interroger ces êtres soudains fascinants pour en tirer de l’inspiration, des confirmations, des avertissements, du courage…

Les parties plus profondes et moins intégrées de la psyché se déploient sur le territoire, telles des fourmis éparpillant leurs hormones sur le sol, et commencent à fonctionner selon des modalités proprement animistes.

Pour citer un autre exemple à la portée de tous, deux amoureux qui s’embrassent pour la première fois devant à un arbre centenaire pourront, dans les moments difficiles ou au contraires de joie de leur vie de couple, éprouver le désir, et parfois même un véritable besoin, de retourner consulter ce témoin silencieux qui a vu naître et à peut être même contribué à la naissance de leu amour.

Quelque chose de psychique liera à jamais leur amour à cet arbre.

[1C.G. Jung, La sincronicità, Boringhieri, Turin 1976

[2C.G. Jung, Ma vie ; souvenirs, rêves et pensées, Gallimard 1991

[3C.G.Jung, Psychologie et alchimie, Buchet/Chastel, Paris 1970

[4C.Orlandi, Iniziazione al mondo degli aborigeni, Edizioni Mediterranee, Rome 2003.

[5D. Risi 1966

Publication proposée par : Fratini Antoine

Antoine Fratini est Psychanalyste clinicien, président de l’Association Internationale de Psychanalyse Laïque, membre de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences et de la New York Academy of Sciences. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont notamment Jung animiste ? Psyché et Nature et La psychanalyse au bûcher. Il anime le blog « psychoanimisme, quand la psychanalyse rencontre l’animisme ».

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