Interview

Le complexe d’œdipe n’est pas une histoire d’amour, mais une histoire de sexe !

Rencontre avec Juan David Nasio, psychiatre et psychanalyste


Le complexe d'œdipe n'est pas une histoire d'amour, mais (...)

- Réel : Pour vous, le complexe d’œdipe n’est pas une histoire d’amour, mais une histoire de sexe ?
J.-D. NASIO : Sur ce thème si basal, si fondamental, sur un concept psychanalytique aussi utilisé, il y avait une grande confusion. La plupart des gens croient que l’oedipe est une affaire d’amour : le petit garçon aime sa mère, hait son père et inversement pour la petite fille. A partir de ma pratique avec les enfants et en approfondissant les textes des grands fondateurs de la psychanalyse, que ce soit Freud ou certains de ses disciples comme Mélanie Klein ou Lacan, je me suis aperçu clairement que l’œdipe est avant tout une affaire de désir et non pas de sentiments. La découverte freudienne a été de constater que l’ œdipe est avant tout une expérience infantile de désir. Mon interprétation personnelle est qu’il s’agit d’un désir vif, d’un attachement érotique de l’enfant à ses parents. La première idée que j’aimerais que les lecteurs puissent saisir, c’est que l’ œdipe est avant tout une flambée d’érotisme et de sexualité, vécue par un enfant de 4 ans au cœur de la relation avec ses parents.

- Réel : Est-ce cette flambée qui existe toujours derrière un désir ?
J-D. N  : En fait, le désir c’est la flambée. Etre désirant cela veut dire que l’on veut quelque chose, que l’on a l’élan d’aller vers l’autre. C’est un mouvement centrifuge vers l’autre. Pour quoi faire ? Pour parler avec lui ? - Non. Pour chercher de la tendresse ? - Peut-être. Mais c’est surtout un mouvement vers l’autre pour saisir, pour prendre son corps et avoir du plaisir, un plaisir corporel, un plaisir physique. Le désir c’est la recherche fébrile du plaisir, de la transe avec le corps de l’autre, d’une étreinte ; ce qui ne veut pas dire forcément faire l’amour, pénétrer l’autre ou être pénétré par lui. Pour en revenir à l’enfant, il est habité par le désir d’aller vers sa mère, de sentir l’odeur de son corps. En travail analytique, j’ai eu un petit enfant de trois ans qui me disait que pour lui le plus grand plaisir était de se coucher dans le lit à côté de sa mère, avant de regagner son lit à lui, et de sentir l’odeur des aisselles de sa mère. Cela le réconfortait. C’est cela le désir, c’est un plaisir physique, c’est érotique, c’est libidinal. J’ai eu aussi l’exemple d’une petite fille à qui le père, assis dans un fauteuil, proposait de se balancer sur son pied. La petite fille frottant son sexe sur le pied, le père s’est offusqué : "Oh ! du calme, qu’est-ce que tu fais là ?". C’est aussi du désir.

- Réel : Pourquoi dites-vous que le complexe d’ œdipe est la psychanalyse même ?
J-D. N : Parce que toute la psychanalyse, tout le corpus psychanalytique, tous les concepts sans exception, le refoulement, la sublimation, les pulsions, le désir, tous ces mots qui font partie du territoire de la psychanalyse, tournent autour de cette idée qu’un enfant de 3 ans désire avoir du plaisir physique avec ses parents, que ce soit le plaisir de se toucher, de s’épier, de s’exhiber ou même par le plaisir de lui faire mal, de le mordre, de le pincer, etc… Ces désirs-là sont au centre d’une équation majeure qui constitue l’axe de la psychanalyse : l’être humain est un être de désir. Au lieu de dire que l’ œdipe est la psychanalyse même, je pourrais dire que la conception qu’un psychanalyste a de l’homme correspond exactement à la conception qu’il a de l’enfant œdipien. Pour nous psychanalystes, un être humain est un enfant œdipien, c’est-à-dire :
1) Un être de désir.
2) Un être de désir vis-à-vis de ceux qui sont à côté de lui, vis-à-vis de ceux dont il dépend et qui sont dans son entourage.
3) Ce sont ces autres dont il dépend qui vont à la fois l’exciter innocemment et le réprimer.

Cette situation, c’est exactement notre situation à tous, du point de vue de la psychanalyse bien sûr. Si vous demandez à un économiste ce qu’est un être humain, il va vous dire que c’est un agent de production, de consommation, de distribution, etc… Nous, analystes, notre perspective c’est de dire que l’être humain est un être de désir, confronté à l’autre qui l’excite et qui le réprime à la fois.

- Réel : Comment l’enfant arrive-t-il à un vrai sentiment ?
J-D. N : A ce moment-là, l’enfant va comprendre que la relation avec l’autre est complexe, que dans cette relation il y a du désir, des interdictions et il va apprendre à maîtriser, à dompter son désir et c’est ce que nous faisons tous. On ne peut pas faire tout et n’importe quoi dans la vie. En tant qu’adultes, nous avons notre désir, nos envies, nos ambitions, nos projets et en même temps, nous nous adaptons à ceux qui nous entourent et nous apprenons qu’il faut que notre désir s’accommode à la société et à l’autre, qu’il soit proche ou éloigné. L’oedipe est une crise.

Au départ, l’enfant pense qu’il peut étaler et développer sans retenue son désir. Ensuite, il s’aperçoit qu’il faut qu’il apprenne à se retenir. Par exemple, il apprend qu’il ne peut pas se relever à 9 h du soir, sortir de sa chambre et aller se montrer nu devant ses parents qui sont en train de dîner avec des amis. S’il le faisait ses parents lui diraient : "Mais qu’est-ce que tu fais là ! Va t’habiller et te recoucher !". A partir de cette crise d’identité, de cette crise du désir, il va apprendre la pudeur, la retenue, la tempérance. Nous, théoriciens, nous constatons que l’enfant de l’œdipe vit une situation difficile, avec trop de sentiments : le sentiment d’aller vers les parents, le sentiment de sentir la peur des interdits, le sentiment de rage de ne pas pouvoir exprimer le désir comme il le voudrait, le sentiment de ne pas pouvoir faire tout ce qu’il veut, le sentiment d’admirer ses parents. Ces sentiments d’amour, d’admiration, de haine, de désir et de peur ; ressentis tous ensemble, cela s’appelle une névrose.

- Réel : Le petit enfant désire posséder l’autre. Désire-t-il, en même temps, être possédé ?
J-D. N  : Ce livre m’a pris beaucoup de temps, puisque j’ai mis 10 ans pour l’écrire. Il m’a été difficile de définir ce qu’est le désir masculin et ce qu’est le désir féminin, en sachant bien entendu que je ne pouvais pas être exhaustif et qu’il me fallait proposer une orientation et donner une définition globale. Le désir masculin est fondamentalement un désir de posséder et le désir féminin est fondamentalement un désir d’être possédé. Je me dépêche de dire, pour les lectrices de Réel, que le désir d’être possédée n’est en rien humiliant et ne signifie absolument pas qu’elles sont des être-objets. Une femme, avec toute sa dignité de femme, tout en étant très active, peut et veut jouir d’être pénétrée, d’être possédée. Ceci est valable pour la majorité des femmes, mais bien sûr il y a des exceptions. On peut trouver une grande diversité dans l’ordre de la vie humaine, mais à mon avis les désirs qui sont les plus caractéristiques des hommes et des femmes sont bien de posséder et d’être possédées. Etant définis ainsi, il est bien entendu que nous sommes des êtres bisexuels, sans être pour autant des praticiens de la bisexualité.

Une petite fille, vers l’âge de trois ans, pendant sa crise oedipienne, va vouloir posséder sa mère. Pour Freud et pour beaucoup d’autres auteurs, cela appelle une attitude masculine. Elle est dans une position un peu agressive, un peu méchante, un peu autoritaire et possessive vis-à-vis de la mère.
Il arrive aussi pour un petit garçon, qui est fondamentalement animé par le désir de posséder la mère, de vouloir être possédé, comme une petite fille par son père.
Quelquefois, ces deux types de désirs peuvent cohabiter chez le garçon et chez la fille. Bien entendu, cela va se produire également chez les adultes que nous sommes. Moi qui suis un homme, je me sens viril et cependant j’ai une part féminine, c’est-à-dire que dans certaines circonstances je peux avoir le désir d’être possédé, au sens d’être contenu, de régresser, que l’on me prenne en charge, etc…
Une fois défini ce désir masculin et féminin, on peut faire des combinaisons et des correspondances.

- Réel : Pourquoi dites-vous que le garçon peut quitter l’oedipe en un jour et la fille en plusieurs années ?
J-D. N : Ceci est un constat qui a été fait non seulement par les psychanalystes mais également par de nombreux écrivains. Par exemple, Simone de Beauvoir dit que la femme cherche toujours à devenir femme. Je dirais que les balbutiements de l’identité sexuelle chez un être humain commencent vers l’âge de un an et demi, beaucoup plus tôt que n’apparaît l’oedipe. Dans des études américaines, j’ai lu chez certains auteurs qu’un enfant d’un an et demi a déjà des sentiments masculins ou féminins. Je le crois et je l’ai constaté également dans mes consultations au sein de crèches. Cependant, au moment de l’œdipe cela va s’affirmer encore davantage.
Pour le garçon, la sortie de l’œdipe est un moment clair et précis. Pendant un an ou deux, il va adopter une attitude un peu libidineuse, un peu érotique vis-à-vis de sa mère et petit à petit il aura un comportement différent, avec une relation très tendre avec sa mère mais sans attitude érotique.
La petite fille va avoir une attitude séductrice beaucoup plus longtemps. C’est comme si elle gardait toujours l’espoir d’être possédée par le père. Même adolescente, on peut voir une attitude un peu coquette vis-à-vis de son père, ou au contraire révoltée parce que son père ne lui prête pas attention. Un garçon pubère a une attitude beaucoup plus sévère vis-à-vis de la mère et beaucoup moins séductrice. Un adolescent ne joue pas les machos avec sa maman, tout en étant viril.

- Réel : Quels sont les différents refus que le père doit poser face à sa fille ?
J-D. N  : Le père doit refuser d’accéder à ce rôle sexuel fantasmé par sa fille. Il doit lui signifier qu’il n’est pas ce partenaire dont elle rêve, dont elle attend qu’il s’incline. En langage psychanalytique on dit que le père refuse le phallus à sa fille. J’ai essayé d’expliquer les choses d’une manière assez claire, car je considère que l’on doit toujours transmettre un concept psychanalytique en des termes clairs. La langue française est superbe et nous devons et nous pouvons faire cet effort. Le père refuse le phallus, il refuse sa force à sa fille. Si on sort du cadre familial et que l’on considère la relation entre l’homme et la femme sur un plan plus général, il faut savoir qu’une femme lorsqu’elle séduit un homme, en fait elle lui demande de lui communiquer sa force. Lorsqu’elle lui demande de la pénétrer, elle lui demande de lui faire sentir ce qui l’anime, de lui faire sentir cette force qu’elle admire et qui la tente. La petite fille a la même démarche vis-à-vis de son père : elle lui demande de la force.

Dans mon livre, j’ai pris soin de dire phallus et non pas pénis parce qu’il y a eu beaucoup de malentendus à propos du mot phallus. Les féministes nous critiquent à tort, à mon avis. Il ne s’agit nullement du sexe de l’homme, mais de ce que la femme interprète comme la force qui habite l’homme. Je parle là d’une femme amoureuse bien sûr ! Pour une femme qui n’est pas amoureuse, l’homme qui est à côté d’elle n’a pas de phallus, il n’a aucune force, puisqu’elle n’admire et n’attend rien de lui.

- Réel : Le phallus de l’homme, c’est la force. Et celui de la femme ?
J-D. N : Celui de la femme, c’est l’amour. Il faut expliquer ce qu’est le phallus. En fait, c’est la chose à laquelle on tient le plus. Si je peux me permettre, pour vous par exemple, en tant que Directeur de la revue Réel, c’est votre journal. Ce journal vous fait souffrir, mais il vous donne aussi beaucoup de satisfactions. Peut-être que quelquefois vous vous demandez s’il faut continuer ou ne pas continuer ? Sans vous connaître vraiment, je n’ai pas besoin d’être psychanalyste pour imaginer que tout au fond de vous, c’est un journal dont vous ne voulez pas vous séparer malgré tout. Parce que vous y tenez, vous l’avez fondé, vous avez été un pionnier en beaucoup de choses. Vous avez créé quelque chose qui n’existait pas auparavant et je pense qu’il doit vous arriver, comme à moi pour d’autres choses dans ma vie, d’y tenir plus que tout et d’avoir peur de le perdre. Voilà ce que l’on appelle un phallus ! Si vous ne l’aviez plus, vous seriez très affecté. Un phallus, c’est quelque chose que nous avons tous : vous, moi, le lecteur qui nous lit en ce moment. Si un jour nous perdons ce à quoi nous tenons le plus, nous souffrons comme lors d’un deuil.

Le phallus de la femme, c’est l’amour. Bien sûr, il peut y avoir d’autres choses auxquelles nous tenons, mais pour l’homme c’est essentiellement sa force et pour la femme c’est essentiellement l’amour. Certaines femmes ne vont pas être d’accord avec cela parce qu’elles vont dire que l’amour ne les intéresse pas. Je leur réponds que c’est pourtant la priorité pour la plupart des femmes ; c’est ce que m’a appris mon travail avec mes patientes, même si pour certaines femmes le phallus cela peut être, par exemple, leur travail, le poste qu’elles occupent. Mais globalement, ce qui est essentiel à l’équilibre de la plupart des femmes, c’est d’être dans un lien d’amour avec un homme, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimée.

- Réel : Est-ce pour cela qu’elles ont très peur d’être abandonnées ?
J-D. N : Exactement. On revient toujours au modèle oedipien. L’enfant qui est en période de crise oedipienne craint de perdre que ce qu’il considère comme sa force et tout ce qui est le plus vital pour lui.

- Réel : Pourquoi écrivez-vous que l’homme est lâche ?
J-D. N : Je pense en effet que l’homme est un lâche et la femme une rêveuse. L’homme est un lâche parce qu’il tient tellement à son pouvoir, à sa force, à sa virilité, qu’il a tout le temps peur de la perdre et il accomplit des actes dans sa vie qui sont toujours destinés à se protéger, à protéger son sexe, à protéger ce qu’il considère comme le plus vital dans sa vie. En cela, l’homme est très peureux. La femme est beaucoup plus courageuse que nous. Bien sûr, elle a également des peurs, mais lorsqu’elle comprend qu’elle doit affronter telle ou telle difficulté, elle l’affronte. Nous les hommes, nous tournons autour du pot. Nous disons facilement : "Je ne sais pas, attends, je vais voir", on hésite, on a peur. Nous avons d’autres qualités, mais la peur, la lâcheté, c’est notre point le plus vulnérable.

- Juan David Nasio est psychiatre et psychanalyste.
- Propos recueillis par Georges Didier Directeur du magazine "Réel".

Avertissement
L'information diffusée sur Mieux-Etre.org est destinée à encourager, et non à remplacer, les relations existantes entre le visiteur du site et son médecin ou son thérapeute.
Mieux-Etre.org
© sprl Parcours
Tous droits réservés
Mentions légales