Société et psychologie

L’individu aux prises avec l’immigration

Par Antoine Fratini, président de l’Association Européenne de Psychanalyse


L'individu aux prises avec l'immigration

Le problème de l’immigration sera abordé dans cet article du point de vue de la psychologie analytique, en considérant les limites propres à l’individu, aux aspects conscients et inconscients de son identité culturelle. L’occasion sera propice pour confronter certains termes fondamentaux de la psychanalyse jungienne aux concepts-clés de la systémique.

Quand il m’a été demandé de tenir une conférence sur l’immigration, je commençais à peine à me pencher sur la systémique, une approche qui a été utilisée avec succès en psychologie (Ecole de Palo Alto et Psychologie systémique) mais pas encore en psychanalyse, peut-être à cause d’une structure conceptuelle plus dogmatique de cette dernière. Cette conférence nous donne donc l’occasion de confronter systémique et psychanalyse, et c’est principalement pour cette raison que j’ai accepté l’invitation. Je pense que la psychanalyse a tout à gagner d’une telle confrontation.

Par exemple, les constituants du psychisme humain décrit par Freud (Conscient, Préconscient, Inconscient, Moi, Ça, Sur-moi) sont conçus comme des systèmes en constante interaction en vue d’un équilibre optimal. Sur le versant jungien c’est encore plus flagrant : l’inconscient est conçu comme un système inné, donc relié au biologique, dont une des principales fonctions est de complèter et de compenser la conscience. "Tout ce qui n’est pas conscient se trouve dans l’inconscient" (par exemple l’intellectuel peut avoir un inconscient sentimental) et "le moindre mouvement de la conscience ne manque jamais de provoquer, dans quelque obscur recoin de la psyché, une réaction, un geste de renfort ou un ressentiment..." Ce phénomène est manifeste en psychopathologie : si la conscience du Moi n’accepte pas l’apport de l’inconscient et se met à le réprimer, ce dernier réagit en prenant de plus en plus d’importance. Il se forme donc des boucles de rétroactions négatives qui peuvent augmenter le conflit jusqu’à la névrose (dissociation de la personnalité).

Le deuxième motif de l’intérêt que je porte au thème de l’immigration, est que mon pays d’adoption, l’Italie, n’a ouvert ses portes aux immigrés que récemment, sans y être prête et sans calculer les problèmes que cela induit sur le plan social, notamment en ce qui concerne l’augmentation de la criminalité.

Je pense que pour comprendre le phénomène de l’immigration il faut considérer le contexte psycho-socio-économique global dans lequel il se développe. En particulier, il me semble que le type d’immigration auquel on assiste aujourd’hui entraîne un sentiment de culpabilité chez les italiens, qui se considèrent comme des nantis, et de revendication chez les immigrés. Ces attitudes des hôtes et des immigrés sont très différentes de celles de mes grands parents qui me disaient, par exemple, qu’à leur époque on s’adaptait plus facilement aux coutumes du pays d’accueil, on pensait davantage à montrer sa propre valeur qu’à manifester ou qu’à revendiquer des droits. De plus, ces différentes attitudes se développent dans un contexte de mondialisation et d’ouverture des frontières qui légitime tant sur le plan politique qu’économique la présence d’immigrés. Mais l’économie, n’en déplaise à Marx, malgré toute son importance sur le plan social, doit nécessairement tenir compte de la psychologie. Ceci est du moins ce que je vais tenter de montrer.

Un des effets négatifs majeurs de la mondialisation, consiste en un certain nivellement des différences culturelles (on s’habille pareil, on mange les mêmes choses, on emploie les mêmes expressions...). Un tel phénomène facilite évidemment l’exploitation et par là l’aliénation de l’homme. Le marché économique est toujours plus vorace et pour combler son appétit il lui faut désormais une dimension mondiale et une quantité toujours plus grande de consommateurs et d’exécutants. Afin de mieux exploiter ces derniers on cherche à uniformiser leurs cultures.

Le problème est que l’identité culturelle contribue à l’équilibre, nous dirons : à l’homéostasie psychique de l’individu. Les personnes pouvant encore ressentir leur propre culture en tirent de l’épaisseur et voient leur Moi s’accroître et par là deviennent plus forts. Celles qui perdent leur identité culturelle en entrant dans le système occidental par le bas de l’échelle se sentent dévaluées. Ceci nous fait dire entre autres que ce n’est en rien la pauvreté qui crée la misère, mais la perte d’identité culturelle, la "perte d’âme" que les indigènes considéraient comme un véritable fléau. Dans un livre qui pourtant ne laisse pas beaucoup de place à la psychologie, L’homme symbiotique (page 221), Joël de Rosnay ne manque pas de le souligner quand il écrit que la crainte de l’homogénéisation suscite un "réflexe de défense", une fièvre de protection du territoire et des coutumes permettant aux habitants de conserver leur identité culturelle (mais on ne comprend pas bien dans le texte si ce réflexe est à considérer d’une manière positive ou négative).

Mais d’abord, que cherche l’immigré ? Il cherche, sinon fortune, du moins une vie qui lui paraisse plus digne, mais plus digne selon les valeurs de la culture de marché qu’il a fini par adopter, ou qui a fini par le posséder (cela revient au même). D’autre part, beaucoup d’occidentaux vivent la présence de l’immigré d’une manière très conflictuelle car malgré la compassion naturelle qu’ils peuvent éprouver à son égard (et que de nombreuses preuves de solidarité attestent), ils perçoivent, souvent inconsciemment, le mélange de races et de coutumes comme une agression pour la leur d’identité culturelle en voie, elle aussi malheureusement, de disparition. Compassion et refus envers l’immigré se côtoient donc dans l’âme des citoyens occidentaux.

Nous voyons que le problème de l’égoïsme, du manque de solidarité, du racisme que les hommes politiques évoquent d’une manière quasi-unanime et souvent exclusive, pourrait bien être secondaire par rapport à ce sentiment menaçant de perte d’âme. Mais encore faut-il définir et s’accorder sur ce qu’est l’identité culturelle ? Beaucoup pensent pouvoir vivre très bien en nageant dans les nouveautés, en s’éloignant des traditions. Alors qu’est-ce que l’identité culturelle ? Quelle importance devons-nous lui attribuer ? Nous pourrions peut-être la rapprocher de ce que la science des systèmes appelle "identité interne", un ensemble complexe de facteurs en interaction qui participent à l’acceptation véritable ou à la neutralisation de l’agent perçu en première analyse comme agresseur. En psychanalyse l’identité culturelle peut être rapprochée du Moi qui constitue un centre d’équilibre entre le Ça, qui est le monde des pulsions, et le Sur-moi, juge intérieur autoritaire souvent aveugle, rigide et même agressif.

Ce que cette simple définition nous conduit déja à constater, c’est que le Moi est contraint par des limites (il ne peut pas faire exactement ce qu’il veut !) et que ces limites il nous faudrait quand même les considérer, autrement les cents ans d’études et d’élaborations théoriques et cliniques en psychanalyse n’auront pas servi à grand chose. Selon Jung, le Moi est le sujet de tous les actes conscients, volontaires, et se constitue par différenciation, c’est à dire en se distinguant premièrement du monde intérieur, celui des fantasmes, des instincts et des archétypes, puis de ses semblables, de l’Autre, et en s’employant énergiquement à maintenir et cultiver ces différences. Et si nous le voyons, il est vrai, se noyer volontiers dans la masse, Freud nous dit que c’est parce qu’il commet l’erreur de mettre le ou les meneurs à la place de son idéal (Idéal du Moi). D’autres auteurs, comme Lacan, parlent aussi d’un "Je social", qui se reconnait dans les autres et dont l’avènement est d’une importance capitale pour l’équilibre de la personnalité et son adaptation à la société.

Or, il va de soi qu’un tel avènement passe aussi par la voie culturelle. Le "Je social" ne peut se reconnaître que dans un ensemble de caractères collectifs en ne s’ouvrant aux différences que relativement, lentement, progressivement. C’est ce qui s’est passé à Paris : il aura fallu quelques dizaines d’années pour que toute une partie de la population s’intègre à peu près, en créant quand même, il faut le dire, des quartiers quelque peu hermétiques. Il semble qu’un des mécanismes analogiques en jeu dans l’intégration, selon le schéma de la systémique, consiste à "englober" progressivement les différences raciales et culturelles. Et c’est par voie d’extragression (E.A.Nunez) que l’on y parvient parfois. Par exemple les parisiens pourront être fiers (donc accepter) d’avoir dans leur ville une belle structure appelée "Institut du Monde Arabe" (l’extragression consiste ici à travailler sur le monde extérieur afin de changer l’opinion des citoyens). Mais cette stratégie adaptative, comme nous le disions, a des limites qui sont celles liées au Moi et à l’âme, c’est à dire à l’inconscient dont nous allons parler, et pour autant les mêmes parisiens pourraient bien ne pas supporter de voir dans un prochain futur leur chère ville gouvernée par un maire africain ou chinois. Le même discours s’applique aussi bien au Président de la République française, comme le soulignait déja Umberto Eco dans un article paru en Mars 1998 dans Le Figaro magazine. Peut-on sérieusement concevoir une "citoyenneté du monde", une "société multi-ethnique" ou "multi-raciale" quand on connaît la situation effective de la plupart des lieux cosmopolites dans le monde ? Ou bien ne serait-il pas plus sage d’y voir ce que les psychologues de l’Ecole de Palo Alto, promotrice du courant systémique en psychologie, définissent comme des "buts utopiques" ?

Ces derniers ne sont normalement jamais mis en doute et donc obligent à considérer comme erreur toute action n’atteignant pas les résultats préfixés, ce qui ne fait que créer des cascades de problèmes supplémentaires (rétroactions négatives). J’avoue n’avoir effectivement jamais entendu dans les médias douter sérieusement du bien fondé de l’intégration, et ceci malgré l’évidence des faits. Ainsi, certains termes, comme l’intégration ou la mondialisation, de simples signifiants passent au rang de signifiés : ils empêchent l’ouverture dans les discours où ils sont employés (ce que nous appelons "société multi-ethnique" risque assez facilement de se transformer en son contraire, c’est à dire en une "mono-culture" qui nous verrait tous fils de la mondialisation). Dans un tel contexte l’individu se sent intimement agressé et répond d’abord par l’agressivité à l’immigration perçue comme menaçante pour son identité.

Ce genre de réaction devrait diminuer au fur et à mesure que les individus réalisent les avantages d’une stratégie basée sur l’acceptation d’autrui et la cohabitation. Mais encore faudrait-il que cet avantage soit pour l’âme et non pas uniquement pour le portefeuille de quelques-uns. Or nous savons tous que la mondialisation est une opération purement économique qui ne prête aucune attention aux différences culturelles des individus. Car la culture n’est pas seulement dans les livres : c’est aussi un marquage du territoire. Il n’est pas possible d’éluder le fait que beaucoup de citoyens européens aient vu leur quartier résidentiel devenir en quelques années une terre d’autrui. De nos jours, ce sentiment d’invasion est à mon sens une cause majeure de l’agressivité et de la violence envers l’immigré.

Ce que nous venons de dire pourrait donner un éclairage nouveau à certains phénomènes sociaux. Les mouvements, certes négatifs, dangereux et donc condamnables, tels le Front National par exemple ou peut-être encore le mouvement de Heider en Autriche, et que l’on peut facilement assimiler à une "régression" (psychanalyse), ou à une "rétrogression" (systémique) en ce qu’il y a recours à des solutions archaïques, peu différenciées et qui débordent souvent dans la violence, pourraient tout de même signaler un mal être social réel dû à un dépassement des limites psychologiques de l’individu. "Devant toute violence, il faut se demander, nous dit E.A. Nunez, pour comprendre avant de traiter (et j’ajoute, avant de juger), pourquoi et par qui les violents sont-ils agressés ?". En effet, devant certains faits qui nous font peur dans l’intimité (car toutes les tendances que nous condamnons ouvertement se retrouvent aussi en nous-même) nous n’avons que trop tendance à refouler et à juger avant même de comprendre. Il est en effet peu pensable qu’un nombre considérable de citoyens deviennent xénophobe par accident, par contagion psychique ou parce qu’ils projettent sur d’autres leur Ombre (Jung), ou pour d’autres motifs de ce genre qui renvoient les causes toujours du même côté.

Il me semble que ces motifs dénoncent plutôt une volonté de se débarasser d’une question problématique. Je voudrais citer à ce propos un passage de Jung que l’on trouve dans son autobiographie (car on dit que Jung est trop individualiste, qu’il méconnaît l’importance des facteurs sociaux etc.) :
"...tant qu’un problème collectif n’est pas reconnu comme tel, il se présente toujours comme un problème personnel et dans certains cas il peut donner l’impression trompeuse que quelque chose n’est pas en ordre dans la psyché personnelle (...) ce genre de troubles peut très bien être la conséquence d’une mutation intolérable dans l’atmosphère sociale..."

A mon avis, un des grands problèmes de notre ère se révèle être la non acceptation des limites de l’homme. A ce sujet le livre du collègue Milan Luigi Zoja sur la Psychologie et les limites du développement est très significatif. Selon l’auteur le sentiment de culpabilité envers le monde et les peuples que nous détruisons et uniformisons serait à assumer pour que l’humanité puisse enfin évoluer. En d’autres termes, l’humanité ne pourra véritablement s’améliorer que si elle accepte son sentiment de culpabilité comme tel. Ce sentiment serait le symptôme central indiquant que l’homme s’est attribué trop de pouvoir et est tombé dans l’hybris, une sorte d’exaltation que les anciens grecs redoutaient plus que tout, un véritable tabou se trouvant au centre de leur culture et de leur société et dont l’infraction était payée très chère. C’est contre l’hybris par exemple que les grecs ont inventé l’ostracisme, terme qui curieusement de nos jours a pris une connotation exclusivement négative, mais qui jadis servait à empêcher que l’homme, en l’occurence l’homme politique, prenne trop de pouvoir.

Notre problème se complique dès lors que nous considérons l’inconscient. La psychanalyse jungienne nous a appris à distinguer un inconscient personnel, constitué de complexes personnels, d’un inconscient collectif constitué d’archétypes. Or, les manifestations de ces derniers sont, du moins en partie, liées à la tradition culturelle du sujet. En effet les archétypes, facteurs universels constitutifs de l’inconscient collectif, apparaissent dans les rêves souvent revêtus de formes traditionnelles et celles-ci ne sont pas toujours interchangeables.

Par exemple un occidental peut très bien se déclarer bouddhiste, se raser le crâne et rêver en même temps de formes et de motifs se rapportant au christianisme et se trouver donc plus ou moins en conflit. Il est evident que l’étude, dès l’enseignement secondaire, des mêmes archétypes sous-jacents à toutes les cultures pourrait faciliter l’attitude synchrétiste et l’échange socio-culturel. Par exemple, comparer la figure du Golem de la tradition juive à celle de l’Homunculus de l’alchimie chrétienne, ou encore l’élément yin du taoïsme à la Vierge Marie ou aux déesses-mères de l’Antiquité peut créer des liens importants, et ceci tout en respectant les exigences de différenciation du Moi et l’identité culturelle de chacun. Ceci représenterait peut-être un exemple de supragression permettant d’accéder à un niveau supérieur d’éducation et de société. En ce cas la supragression procéderait par création d’un niveau psychique plus élevé, mécanisme comparable à ce que la psychanalyse appelle sublimation.

Pour conclure, je voudrais préciser que l’optique jungienne n’est pas la seule à avoir posé l’accent sur les limites psychologiques et culturelles inconscientes de l’homme. Des études menées sur les "traumatismes transgénérationnels" ont montré qu’en analyse il n’y a pas que le personnel qui émerge, mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler le "générationnel". Le psychanalyste italien Megnaghi raconte qu’une patiente grecque immigrée en Italie avait des rêves récurrents d’icônes à reconstruire (ce qui est caractéristique de la tradition byzantine), comme si elle devait soigner continuellement une blessure d’ordre religieux : son analyse demandait donc une compréhension de type anthropologique ou trans-culturel. C’est dire à quel point nos traditions, nos coutumes, nos images, en somme notre culture, notre identité culturelle, est ancrée en nous. Et ceci malgré toute l’émancipation intellectuelle dont nous allons si fiers.

Antoine Fratini
président de l’Association Européenne de Psychanalyse
www.aepsi.it

Texte réactualisé d’une conférence tenue Conférence tenue à l’Association Française des Sciences des Systèmes, Faculté de médecine à Paris en2000


Bibliographie
- De Rosnay Joël. L’homme symbiotique.p 221. Seuil, Paris 1995.
- Zoja Luigi. Crescita e colpa. Anabasi, Milan 1993.
- Jung C.G. Ma vie. Gallimard, Paris 1973.
- Freud Sigmund. Psychologie des foules et analyse du Moi, dans Essais de psychanalyse. Payot, Paris 1983.
- Fratini Antoine. Parola e Psiche.Armando, Rome 1999.
- Megnani, congrès La memoria del futuro, Dipartimento di Salute Mentale, Parme, Novembre 1996
- Emmanuel Nunez, Bulletin de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences

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