Le manque de temps est devenu pour beaucoup d’entre nous une plainte récurrente. La concurrence se durcit, le rythme des innovations s’accélère, les réformes se multiplient et les délais se réduisent un peu partout. Entre les contraintes de la vie professionnelle et de la vie privée, l’étau se resserre.
Tous les livres et les séminaires de gestion du temps ont beau nous rappeler de prendre du recul, de planifier nos activités, d’organiser notre espace, de revoir nos priorités ou même de nous simplifier l’existence, il est bien difficile d’échapper à cette course contre la montre qui grignote insidieusement notre qualité de vie. Comme si cela ne suffisait pas, avant même d’être occupés par quoi que ce soit, nous sommes déjà pré-occupés !
Pas étonnant que, au bout du compte, nous soyons accablés par la fatigue, le stress, l’épuisement, la frustration, la maladie. Le paradoxe cruel, dans cette affaire, est que plus nous courons, moins nous avons de temps ! Si nous voulons avoir la moindre chance de mettre un frein à cette course infernale, il faut bien commencer par nous demander après quoi nous courons exactement et pourquoi. Un petit détour par la mythologie peut s’avérer instructif. Les mythes parlent de nous et de notre histoire. Voyons plutôt.
Le mythe de Tantale (Jamais) : « Jamais tu n’obtiendras ce que tu souhaites le plus - être aimé, réussir, ... « Jamais tu ne termineras ce que tu as entrepris »
Le mythe d’Arachné (Toujours) : « Achève toujours ce que tu as entamé. Tu as fait ton lit, maintenant couche-toi dedans. Tel tu te couches, tel tu mourras. Tu as eu ce que tu voulais. Si c’est cela que tu veux, fais-le jusqu’à la fin de tes jours. »
Le mythe de Damoclès (Après) : « Après le soleil vient la pluie. Ne te réjouis pas trop vite : tu payeras ta chance tôt ou tard. Tu ne t’en tireras pas à si bon compte, attends-toi à être déçu. »
Le mythe d’Hercules (Tant que) : « Tant que tu n’auras pas payé le prix, tu n’auras pas ta récompense. Termine ton travail avant de te reposer. Tu ne peux pas connaître la joie avant d’avoir assez souffert. Tu peux toujours attendre… »
Le mythe de Sisyphe (Sans cesse) : « La pierre retombe sans cesse, alors que j’y étais presque. Si je ne suis pas vaincu (ou si je ne me fais pas avoir) une fois de plus, peut-être que j’y arriverai enfin. »
Le mythe de Philémon et Baucis (Sans conclusion) : « On verra bien ce qui arrivera : je n’ai pas fait de plans pour la suite. Je me débrouillerai d’une façon ou d’une autre. »
Voilà donc un échantillon de six mythes, six rapports différents au temps, six scénarios de vie ou plutôt de survie. A y bien regarder, le héros y est partout sauf là où il devrait être : maintenant. Il est ailleurs, hors du flux mouvant et intemporel de l’instant. Il n’est pas présent et passe à côté de lui-même. Autant dire à côté de la vie.
Son attention reste figée sur quelque chose qui n’est plus là ou n’y est pas encore. Pour cause : il est absent ! Et voilà après quoi il court : lui-même. C’est une course sans espoir, un combat perdu d’avance : il se cherche partout sauf là où il est. C’est le mélodrame de tant d’êtres humains, condamnés à errer sans jamais se trouver. Le terme « mythe » lui-même dit bien ce qu’il veut dire : il désigne une chimère, une illusion, une vaine promesse. L’illusion est de croire que le temps va nous donner ce que nous attendons.
Tout comme l’âne de Buridan tentant d’attraper la carotte qui pend au bâton attaché à son propre dos, nous cherchons partout sauf au bon endroit : en nous. C’est ainsi que l’illusion du temps vient compenser la perte de notre pouvoir créateur. A défaut de reconnaître que nous sommes source de notre réalité, nous finissons par projeter la réalité en dehors de nous et à poursuivre des ombres, l’ombre de nous-même. A ce jeu là, nous ne pouvons que perdre.
En langage contemporain, à défaut de mythes, on parlerait de compulsions, de scénarios ou de comportements malsains hérités de notre entourage familial et de nos ancêtres sur plusieurs générations.
Quelque chose nous condamne à reproduire sans relâche les situations inachevées, sources d’inquiétudes, de ressentiments, de regrets ou de remords, toutes ces casseroles qui devraient appartenir au passé et que nous projetons dans notre avenir à défaut d’être en paix avec elles. Quel est ce « quelque chose » si ce n’est le personnage que nous avons emprunté pour obtenir de nos proches un minimum d’attention et tenter d’exister à leurs yeux ?
Ce personnage a un nom : l’ego. Il est fait d’un ensemble de croyances, d’émotions et de comportements auxquels nous avons fini par nous identifier et qui ne nous appartiennent pas. Voilà ce qui nous préoccupe et que nous défendons plus chèrement que la prunelle de nos yeux : cette image inconsistante. Voilà, en plus des charges de travail et des contraintes quotidiennes ce qui nous prend tant de temps. Ce ne serait qu’un demi-mal si nous n’étions pas dupe de ce jeu, mais l’illusion est tenace… et parfois féroce. Gérer son temps, c’est gérer ce fantôme, car c’en est un, et on ne peut pas prétendre vivre sa vie tant qu’il nous encombre. Comment faire ?
Indéniablement, le ménage nous attend. Et ce travail a un nom : la réconciliation. Il n’y a ni liberté ni guérison sans pardon. Le pardon est la clé par excellence pour se retrouver et sortir de la prison du temps, mais il est très galvaudé : dans notre culture dénaturée, il a fini par prendre les traits d’une sorte d’indulgence non méritée que nous accordons à quelqu’un d’indigne comme pour mieux nous blanchir. Inutile de dire que ce pardon ne libère pas. Dans une démarche comme le Processus Hoffman, on s’aperçoit que le pardon que l’on accorde à ses parents ou à ses aïeux est avant tout un pardon que l’on s’accorde à soi-même.
Peut-être, enfants, n’avions nous pas d’autre choix que de nous compromettre avec les comportements douteux de nos proches si nous voulions survivre. C’est avant tout ce compromis qu’il s’agit de reconnaître et de dénoncer comme irréel, comme un pacte que l’on rompt parce que les termes en sont reconnus falsifiés. Lorsque l’on découvre que notre être réel n’a rien à voir avec ces misérables ersatz, on s’aperçoit que tout cela n’était que l’ombre de nous-même, que l’on s’était trompé, et on peut commencer à vivre la grâce de l’instant présent. Car c’est bien un état de grâce que nous livre l’instant avec ses trésors d’innocence, de fraîcheur et de spontanéité. L’éternité est maintenant ou jamais !
Le temps est une illusion créée pour compenser notre perte de pouvoir (Harry Palmer)
Karin Reuter est Psychologue, Directrice de l’Institut Hoffman France
Michel Savage est Philosophe et Sociologue
Bibliograhie : Tim Laurence, 4 étapes pour commencer à vivre, éd. Du Souffle d’Or, 2005
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