Mutilations rituelles et mutilations volontaires

Par Dyane Andreÿ


Votre fille adolescente, jusqu’à ce jour dépourvue de problèmes, se scarifie avec un cutter ; elle se blesse un peu trop souvent avec son compas, se brûle avec des cigarettes. Votre fils décide, sans vous consulter, de se faire percer le nez, l’arcade sourcilière, le nombril, ou de se faire tatouer un large bracelet "ethnique".

Peut-être votre enfant a-t-il besoin d’aide, mais n’a-t-il pas, aussi, besoin d’identité, de confiance, n’éprouve-t-il pas le désir légitime de devenir adulte à sa manière ? Des mutilations rituelles aux mutilations volontaires contemporaines, explorons les méandres de ces pratiques.

I - LES MUTILATIONS VOLONTAIRES

Au fil de rencontres que j’ai faites, ou de consultations que j’ai eu l’occasion de donner, j’ai eu des contacts avec des personnes souffrant d’une difficulté assez taboue, bien que plus fréquente qu’on ne le croit : certaines se scarifiaient, à l’aide de rasoirs ou d’autres instruments, allant parfois jusqu’à se faire abondamment saigner, d’autres se brûlaient par endroits, avec des cigarettes, ou "jouaient avec le feu" dans le but plus ou moins avoué de se scléroser la peau, d’autres encore pratiquaient des formes plus rares ou obscures de ce que l’on appelle généralement l’AUTOMUTILATION.

Par ailleurs, nous remarquons que depuis quelques années, dans tout l’Occident, mais aussi dans certains pays d’Orient soucieux de se montrer "modernes", "à la page", bref immodérément "américanisés", de plus en plus de jeunes (et parfois des moins jeunes) se couvrent de tatouages, se font faire des scarifications artistiques, se font implanter sous la peau des objets métalliques ou synthétiques qui, ensuite, saillent comme de vivantes sculptures ou de nouveaux membres, voire font modifier certaines parties de leur corps pour ressembler à des animaux (félins, serpents et autres) ; certains exhibent fièrement ces transformations devant les caméras de télévision, afin de convaincre le monde, et surtout se convaincre eux-mêmes, de leur singularité, du fait qu’ils sont UNIQUES...

Nous observons donc, d’un côté, ce qui est considéré par les spécialistes de la santé comme une forme de pathologie mentale (l’automutilation étant une façon de dégrader son corps), et de l’autre, mais étrangement proche par certains aspects, ce qui est considéré par ses adeptes comme un ART, une forme d’expression du SOI PROFOND, une manière d’exister plus complètement et sous une apparence plus parfaite.

Ce double phénomène m’intéresse, car il me semble révéler "quelque chose qui s’exprime" dans notre société en perte de repères sociétaux et spirituels. J’y vois une manière, soit subie (automutilation morbide), soit au contraire revendiquée haut et fort (modifications corporelles de type créatif) de DIRE que l’être humain actuel n’est plus adapté à ce monde, ou que ce monde n’est plus d’actualité, ce qui est tout aussi tragique, d’un point de vue philosophique.

Mais la problématique des mutilations volontaires peut être abordée sous de multiples facettes, car la pratique de l’automutilation ne saurait, à mon sens, être comprise que replacée dans le contexte anthropologique dans lequel elle s’inscrit.

II - ASPECTS ETHNOLOGIQUES

Si, en effet, de nos jours, on considère que s’attaquer à son propre corps (par la scarification, la brûlure, la déchirure, la morsure, etc...) relève du psychopathologique, il n’en a pas toujours été ainsi.

Dans les sociétés traditionnelles (que l’on nomme trop souvent "primitives"), chaque rite de passage (à l’adolescence, au moment d’une guerre ou d’une chasse particulièrement importante, etc...) peut s’accompagner d’inscriptions sur le corps, provisoires ou définitives, destinées à montrer aux yeux de tous que l’individu ainsi marqué appartient réellement au clan, qu’il en est un membre à part entière, ce qui implique aussi bien des devoirs que des droits ; ceux qui portent des inscriptions identiques (ou appartenant au même paradigme) seront comme ses Frères, ils seront liés pour toujours.
On sait que les mutilations "rituelles" peuvent être de différents ordres, mais elles sont souvent douloureuses, et généralement jugées, par nos yeux d’occidentaux, comme "monstrueuses" : implantation de plateaux entre les lèvres des femmes, ou pose de colliers de plus en plus nombreux (femmes-girafes), incision du pénis chez l’homme (pouvant aboutir à une véritable déchirure tout le long), taillage des dents en pointes chez les Masaï, sans parler des nombreux tatouages et scarifications d’une partie ou de la totalité du corps, qui se retrouvent chez de nombreux peuples d’Afrique, d’Amérique du sud ou d’Océanie.

L’une de ces pratiques (l’excision) est même officiellement condamnée dans un nombre de plus en plus grand de pays ; les judéo-musulmans en ont pourtant, sans jamais le remettre en question, conservé un vestige, sous forme de la circoncision masculine.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier la dimension spirituelle et religieuse de ces pratiques, qui n’ont rien à voir avec l’automutilation que pratiquent certains adolescents. Dans les sociétés traditionnelles, ces mutilations sont entourées, protégées par le rituel, la cérémonie, encadrées par l’ensemble de la communauté (village ou clan), et pratiquées par un "professionnel", Sorcier, Shaman ou Marabout, dont la fonction est à la fois civile et religieuse, voire thérapeutique, homme qui s’avère le garant de la "bonne" conduite du rituel et de la mutilation qui n’en est que le signe visible, l’inscription corporelle définitive de cette expérience unique, incommunicable à tout autre qu’à ceux du Groupe. Par conséquent, loin d’écarter l’"initié" du groupe, comme le ferait une pratique compulsive obsessionnelle dans notre société (qu’il s’agisse de TOC ou de pratiques "solitaires" comme l’automutilation), la mutilation rituelle intègre au contraire l’individu dans le groupe, le fait accéder au rang de Personne, de Sujet, d’adulte légal, lui octroie un statut d’"initié", dans une dimension à la fois ésotérique et exotérique propre à la société de laquelle il est, ainsi, devenu inséparable, et qui le considère désormais comme unique, indispensable, digne d’intercéder auprès des dieux.

Par conséquent, la personne qui s’auto-mutile retrouve ainsi, du fond de sa part individuelle d’INCONSCIENT COLLECTIF, le chemin de rites très anciens qui lui auraient permis de s’inscrire dans une continuité, un clan, une FAMILLE, ce dont, pour une raison ou pour une autre, elle se sent exclue.

Une nuance importante, toutefois : cela ne concerne que ceux qui le font de manière compulsive, non réfléchie, en état de grande détresse morale, comme pour se soulager, et non ceux qui vont se faire tatouer ou scarifier, patiemment, par un professionnel.

En se mutilant ainsi, cette personne exprime l’incapacité dans laquelle elle se juge, actuellement, de TROUVER SA PLACE dans le monde qui l’entoure (travail, société, famille, etc...), ainsi que de savoir QUI ELLE EST VRAIMENT.

La mutilation lui permet, inconsciemment, de retrouver un chemin très ancien et très obscur vers ce qu’elle est au plus profond d’elle-même, dans toute sa violence et sa cruauté, tous les aspects "noirs" et sanglants d’elle-même, peut-être les refoulements d’une colère qu’elle n’a pas identifiée, et qu’elle retourne contre elle.

III - ASPECTS PSYCHIATRIQUES

Vue sous cet angle, l’automutilation n’est pas sans rappeler d’autres pathologies typiquement occidentales, celles-là, telles que la boulimie ou l’anorexie, inimaginables dans une société traditionnelle, mais exprimant, d’une manière très contemporaine, un malaise identique, celui de l’individu qui ne se reconnaît ni dans ce qu’il croit être (ou ce qu’il croit devenir), ni dans l’image que lui renvoie la société, concernant non seulement son apparence, mais la totalité de sa personne (est-elle assez belle, a-t-il sa place là où il est à ce moment, etc....?)

Un cas clinique : la dysmorphophobie :

J’évoquerai, à titre documentaire, un forme particulièrement rare, et gravissime, de la pulsion d’automutilation : la DYSMORPHOPHOBIE (= peur pathologique de posséder un aspect, une forme disgracieuse), qui est un trouble de la perception de sa propre apparence physique. Certaines personnes (hommes ou femmes), en effet, pensent qu’il existe une partie de leur corps qui ne leur appartient pas, qui n’a "rien à faire" sur leur corps, et ne serait qu’un parasite destiné à être éliminé.

Certains, pendant des années, recherchent l’aide d’un chirurgien pour se faire couper un bras, une jambe, voire les deux : à leurs yeux, ils ne seront eux-mêmes, parfaits et complets, que quand ce membre surnuméraire sera ôté de leur personne, c’est seulement "mutilés" (du point de vue de la norme sociale) qu’ils se sentiront......... ENTIERS, sains et normaux. Ces gens n’hésitent parfois pas à se mutiler eux-mêmes, conscients qu’ils risquent d’y perdre la vie. Il faut savoir que l’on trouve, en particulier en Angleterre, des psychiatres assermentés, spécialisés dans l’écoute de ces patients, et qui, dans des cas exceptionnels, acceptent qu’une opération (une ablation du membre incriminé) soit légalement entreprise, dans un cadre hospitalier normal, par un chirurgien diplômé, conscient de ce qu’il accomplit.
Il s’agit d’une pathologie tout à fait hors du commun, mais qui a donné matière à plusieurs articles, et à d’excellents documentaires télévisés.

Je n’aborderai toutefois pas sous cet angle le phénomène du transsexualisme, qui ne me semble pas du tout relever de la même analyse, et qui n’est pas, selon moi, à envisager comme une "pathologie", encore moins comme une forme de dysmorphophobie.

En revanche, certains patients (statistiquement, plus souvent des femmes) "accrocs" à la chirurgie esthétique, et qui vont d’opération en opération, sans jamais se trouver satisfaits de leur apparence, souffrent, sans le savoir, d’une forme atténuée de cette pathologie ; hélas, un certain nombre de chirurgiens diplômés mais fort peu scrupuleux, profitent de la faiblesse et des profondes blessures narcissiques de ces patients, qui auraient davantage besoin d’une psychothérapie que de chirurgie....

Pour toutes les raisons évoquées plus haut, contrairement à ce que l’on pense communément, ces incidents de la vie (y compris les pathologies alimentaires) peuvent survenir chez des adultes, au moment où, confrontés à une crise particulièrement violente, intime, incommunicable en mots (parce qu’ils pensent que leur entourage serait incapable de comprendre), ces adultes se retrouvent comme des adolescents, dépourvus des repères auxquels ils étaient accoutumés, privés d’un bien (humain, matériel ou spirituel) auquel ils tenaient, sevrés d’un amour suffisamment nourricier.

J’espère avoir levé un coin du voile pour une meilleure approche des mutilations volontaires, qui restent, il est vrai, et c’est fort dommage, assez taboues dans notre société, y compris pour les "professionnels" du soin.

IV - ASPECTS THERAPEUTIQUES

L’automutilation, en tant que symptôme, procède donc d’une souffrance intérieure, psychologique ou spirituelle, si intense, que la personne se mutile pour DETOURNER vers son corps cette insupportable souffrance qu’elle ne peut situer ni en elle (puisque le psychisme, contrairement à ce que l’on pense couramment, n’a pas son siège dans le cerveau, mais dans le corps tout entier), ni "hors" d’elle, puisque c’est précisément cet "hors-là" qui la hante et ne lui laisse aucun repos (référence au "Horla", nouvelle de MAUPASSANT, dont le frère était schizophrène, et qui aborde ce sujet sous le couvert du fantastique.)

Il n’en reste pas moins, comme je le rappelais précédemment, que dans les sociétés traditionnelles, la mutilation rituelle ne relève nullement d’une telle souffrance, mais bien au contraire de la volonté de devenir un SUJET à part entière, un individu parfaitement intégré, ancré dans sa famille, son clan, sa société, et qui recevra de ces instances tout ce dont il peut avoir besoin, à la fois physiquement, émotionnellement et spirituellement.

Mais l’adolescent ou l’adulte qui se mutile, lui, ne peut attendre de son environnement familial ou sociétal aucune reconnaissance de ce genre, puisque ces pratiques (excepté la circoncision, comme je le précisais) ont disparu de notre civilisation en tant que rites de passage ou signes d’appartenance à un groupe d’Humains. C’est pourquoi, il est considéré comme un "malade", ce qu’il est effectivement, selon les critères de NOTRE société (qui ne sont pas des critères universels, loin de là).

En effet, tel qu’il est, à ce moment précis (c’est à dire, en quête d’une appartenance ou d’une identité dans laquelle il puisse se re-connaître), il n’est pas "intégrable" à la société telle que nous la concevons ici et maintenant. Même les tatoués et les scarifiés parfaitement équilibrés et intégrés professionnellement et socialement sont parfois regardés d’une manière suspicieuse, et considérés, au mieux, comme des "originaux", au pire, comme "de doux dingues"....

Il est donc essentiel que la personne qui s’automutile compulsivement (c’est-à-dire, sans qu’elle puisse s’en empêcher, afin de relâcher l’énorme tension psychique due à son angoisse diffuse) prenne conscience de la part de souffrance, voire de rage, qu’elle recèle. Et c’est là que l’intervention du psychothérapeute me semble indispensable, car il (ou elle) pourra entendre cette souffrance, cette colère, et aider la personne à mieux en comprendre les sources, les racines, et à mieux la canaliser, pour son bien-être, afin qu’elle puisse enfin s’intégrer, trouver sa place EN ELLE et HORS d’ELLE, c’est à dire dans la société à laquelle elle appartient par sa naissance.

Le thérapeute aidera le patient à retrouver le chemin de son identité et de son intégrité physique perdues, sans qu’il ait besoin de continuer ses pratiques destructrices. En effet, ces actes de mutilation le poussent à se murer dans le silence, à négliger sa capacité à dire, à crier sa souffrance, car il va, peu à peu, substituer l’acte de mutilation à la parole libératrice. Cela contribue, progressivement, à l’éloigner des autres, dont il craint le regard accusateur, se sentant coupable de porter "un horrible secret", alors que seule, l’expression (par la création, le sport, la méditation ou toute autre activité dans laquelle il se sent "bien", et par la parole thérapeutique) de ses spectres intérieurs pourrait l’en délivrer...

Dyane ANDREY, est Professeur de Lettres, spécialisée en Linguistique et Sémiologie, et Thérapeute bénévole.

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